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III

La défaite de Poitiers ne jeta pas seulement la population française dans la stupeur ; elle frappa encore l’Europe d’étonnement. On s’était habitué à croire à la supériorité de nos armes, et voilà que cette gendarmerie si vantée s’était fait battre par une poignée d’ennemis. Notre puissance, déjà ébranlée depuis dix années, s’écroulait à la suite des mêmes fautes qui nous avaient valu nos précédens échecs. Les vainqueurs appartenaient à une nation qu’on avait d’abord méprisée, qui avait grandi dans l’ombre en intelligence et en courage. « Dans ma jeunesse, écrit Pétrarque au retour d’un voyage qu’il fit à Paris au mois de décembre 1360, les Bretons, que l’on appelle Angles ou Anglais, passaient pour les plus timides des barbares ; maintenant c’est une nation très belliqueuse : elle a renversé l’antique gloire militaire des Français par des victoires si nombreuses et si inespérées que ceux qui naguère étaient inférieurs aux misérables Écossais, outre la catastrophe lamentable et imméritée d’un grand roi que je ne puis me rappeler sans soupirs, ont tellement écrasé par le fer et le feu le royaume tout entier, que moi qui le traversai dernièrement pour affaires, j’avais peine à me persuader que c’était là le pays que j’avais vu autrefois. » La situation de la France était en effet affreuse. Non-seulement elle saignait de tous côtés, mais ses plaies menaçaient de s’empirer et de devenir une effroyable gangrène. Les intrigues de Charles le Mauvais, qui allait bientôt se sauver de la prison où le roi Jean le faisait détenir, un mouvement révolutionnaire dans Paris, à la tête duquel se mettait le prévôt des marchands Étienne Marcel, puis l’insurrection des campagnes appelée la Jacquerie, tout semblait concourir pour compromettre l’existence du royaume. On n’avait plus confiance dans les hommes dont le monarque s’était entouré, on voulait les mettre en accusation ; on reprochait à la cour ses prodigalités, ses folles dépenses, qui n’avaient pas peu contribué à la détresse du trésor. La bourgeoisie, maîtresse par la force des choses dans les états-généraux, tenta de faire passer le gouvernement aux mains des représentans du pays. Deux années environ s’écoulèrent, toutes remplies par la lutte entre ces états et le dauphin. On manquait d’argent, on manquait de soldats. Ceux qui voulaient diriger les affaires manquaient de l’expérience nécessaire et obéissaient surtout à leurs passions, à leurs ressentimens. La commission élue pour diriger l’administration ne fit qu’aggraver la situation et perdre sa popularité. On ne voulait pas recourir à une levée en masse dans laquelle les vices des armées féodales auraient reparu. Aux diverses sessions des états, il fut toujours question de voter des