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savait ce qu’il valait ; sans l’ombre de vanité, il pouvait prendre intérieurement sur lui-même la mesure des œuvres et des auteurs, et garder un juste sentiment de fierté en se comparant à ceux qui réussissaient le plus bruyamment dans le monde. En jour, vers les derniers temps de sa vie, ce sentiment, longtemps comprimé, éclata dans, une page superbe où il ne tient qu’à nous de voir la tardive revanche du talent inconnu contre les œuvres à la mode et les auteurs à succès. « Ne soyez pas si méprisante, écrit-il à une femme distinguée, mais un peu sceptique, à ce qu’il paraît, à l’égard des prétendus beaux esprits qui n’ont rien écrit, soyez- un peu moins méchante pour votre prochain) obscur. » Et, rappelant avec à-propos la charmante pièce de vers de de Gray, il développe cette pensée du poète, qu’il y a dans les cimetières de village bien des Milton qui n’ont point chanté, des Cromwell qui n’ont point versé le sang… « Pour moi, je ne passe jamais dans une petite ville de province sans soupçonner qu’il y a là des inconnus qui, dans d’autres circonstances, auraient égalé ou surpassé les hommes qui remplissent aujourd’hui le monde de leur nom. Il y a beaucoup de cages où sont des oiseaux qui étaient faits pour voler très haut…. Croyez-le : la nature est très riche et il ne lui fait rien que des inconnus de grand talent n’entrent pas dans la gloire. Ils vivent de leurs pensées et se passent de l’Académie française… Si le monde était si exactement écrémé que vous le voulez, tout ce qui n’a pas de renommée, c’est-à-dire la presque totalité de l’espèce humaine, serait digne d’un peu de mépris ; tout de même qu’il y avait à Athènes un temple au dieu inconnu, il ne serait pas mal d’élever un panthéon aux grands esprits- inconnus. Vous êtes terriblement aristocrate, madame ![1]. » Il est difficile de ne pas sentir là un accent tout particulier, tout personnel, celui des grands inconnus, dont il se reconnaît le frère et l’égal, qui se résignent à ne pas entrer dans la gloire, mais qui prétendent garder leurs droits.

Et il avait raison. Si le goût d’une perfection inaccessible, ce sentiment « d’un idéal placé trop haut qui décourage les suprêmes délicats, » l’empêcha de produire une de ces œuvres définitives où un esprit donne sa mesure à l’opinion publique, il n’en avait pas besoin pour faire sentir la supériorité du sien à tous ceux qui entraient en quelque commerce avec lui. Il était un maître de goût, reconnu comme tel, consulté par les écrivains les plus célèbres ; Son suffrage était la consécration d’une réputation et d’un livre. Tel auteur en renom, comme M. Saint-Marc Girardin, sollicitait d’avance cette amicale censure avant de rien publier. On nous le

  1. Septembre 1865.