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bateau à vapeur, moins le mal de mer. En outre, au lieu de la monotonie de la mer avec ses chances de mauvais temps, le trajet offrira toute la variété d’un voyage par terre à travers des pays sans cesse nouveaux, et les négocians, au lieu de l’isolement où les condamne toute traversée un peu longue, resteront par le télégraphe et la poste en communication avec leurs affaires, et pourront utiliser leur voyage pour établir chemin faisant des relations nouvelles.

C’est le moment de nous demander si en définitive le développement de ces rapports intimes avec l’extrême Orient tournerait à notre profit, ou s’il se ferait à nos dépens. On sait avec quelle rapidité l’immigration mongole augmente en Californie : les Célestes y arrivent maintenant par milliers et font partout baisser le prix de la main-d’œuvre par leur habileté et leur amour du travail, aussi bien que par les salaires infimes dont ils se contentent. Ils font tous les métiers, ils supportent tout, et ils vivent avec rien ; déjà en Californie des industries entières, comme la fabrication des cigares, la cordonnerie, les manufactures d’étoffes de laine, sont passées entre leurs mains. Le chemin de fer transasiatique les amènerait en foule d’abord dans l’empire des tsars, qui subirait le premier choc de ces flots d’envahisseurs pacifiques. Ils y apporteraient leur intelligence pratique, leur énergie, leur esprit de négoce, leur rapide fécondité ; mais en même temps ils deviendraient redoutables par le nombre. Puis de la Russie ils déborderont sur l’Europe. Que dirons-nous quand des négocians chinois tenteront de fonder des maisons de commerce à Paris et à Londres, et y réussiront ? M. l’abbé David, qui les connaît à fond pour les avoir longtemps pratiqués, signale les dangers qu’offrirait pour nous l’initiation trop rapide de la race mongole aux sciences qui font notre force et notre supériorité.

Quoi qu’il en soit de ces pressentimens et de ces craintes, il est trop tard pour arrêter le courant qui entraîne l’extrême Orient dans les voies de la civilisation moderne ; et les rapports de ces pays, autrefois si éloignés de nous, avec l’Europe se développeront de jour en jour sous l’impulsion de cet irrésistible mobile qui se nomme l’intérêt. Les chemins de fer tôt ou tard sillonneront les steppes de l’Asie, et l’on verra les points de contact se multiplier entre les races, « La locomotive, dit Buckle, a plus fait pour l’union des hommes que tous les philosophes ou poètes qui l’ont précédée. » C’est à nous de veiller pour que ce rapprochement, ce mélange des races tourne à bien et ne devienne pas pour le monde une calamité.


R. RADAU.