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s’empressaient de quitter leurs comptoirs. Une nuit, un négociant suisse (les résidens de cette nation étaient alors sous la protection du drapeau français) faisait ses préparatifs de départ lorsqu’il voit entrer un de ses cliens chinois qui, aidé de plusieurs coulies, lui apportait quelques millions de piastres en lingots d’argent, dont il était débiteur envers lui. Comme l’Européen lui exprimait sa surprise d’une telle témérité en pareil moment : « Je n’ai pas voulu, répondit le Chinois, qu’on pût me croire capable d’avoir profité du malheur des circonstances pour ne pas payer ma dette. » De pareils traits suffisent pour réduire à leur véritable valeur les accusations lancées contre cette race par des voyageurs superficiels.

Ainsi non-seulement les immenses ressources naturelles encore presque vierges que recèlent la Chine et les contrées limitrophes, mais le caractère et les aptitudes des habitans rendraient tout d’abord extraordinairement fructueux les rapports qui s’établiraient avec l’Europe grâce à la construction d’un chemin de fer à travers l’Asie. Et ce chemin de fer se fera ; ce n’est plus qu’une question de temps. Pour le moment, les Chinois repoussent encore loin d’eux cette diabolique invention des rails de fer : ils aiment bien mieux leurs innombrables canaux, où les transports se font si facilement et à si bas prix ! Mais, n’en doutez pas, ils céderont à la force des choses, car la grande muraille n’est pas assez solide pour arrêter les courans du XIXe siècle, qui l’ont ébranlée par le ressac de plus en plus violent de leurs vagues. La résistance des Célestes contre « cette espèce de force majeure que représentent l’activité et l’initiative anglaises » ne sera pas longue : il n’y a que le premier pas qui coûte. Déjà une compagnie anglaise a construit un petit railway d’une quinzaine de kilomètres qui relie Changhaï au village de Ou-song, sur le Yang-tse-kiang, et qui vient d’être livré à la circulation malgré la vive résistance des mandarins. Ce n’est qu’un essai, mais le charme est rompu. Les Chinois, une fois qu’ils se seront faits à l’idée de cette innovation, se lanceront résolument dans la nouvelle carrière ouverte à leur activité. C’est qu’en dépit des apparences la Chine marche ; mais elle marche lentement. « Un tel colosse, ébranlé tout à coup jusque dans ses plus profondes assises, par trois guerres avec les étrangers et par un contact immédiat de plus de trente années avec ses vainqueurs, ne peut s’arrêter sur la pente où il a été si violemment poussé[1]. » Le tout, c’est de savoir si les initiateurs des Chinois garderont la direction de ce mouvement. Depuis quelque temps, on constate chez les « Célestes » une tendance marquée à se passer des étrangers. Les instructeurs européens sont remerciés au fur et à mesure qu’un service quelconque

  1. M. de Kleczkowski, l. c.