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vieille Europe la palme de l’avenir, on s’habituait à laisser complètement de côté les millions d’hommes dispersés sur l’antique continent qui fut le berceau de notre race. Et pourtant l’Asie donne encore asile à la majorité de la population du globe. Cette population peut s’évaluer à 1,400 millions d’âmes, dont 800 millions appartiennent à l’Asie, tandis que l’Europe possède 303 millions d’habitans, l’Afrique environ 200 millions, et l’Amérique avec l’Australie 89 millions. Pourquoi l’immense fourmilière asiatique serait-elle retranchée de l’histoire, perdue pour l’avenir du genre humain ?

Depuis peu d’années, l’Europe constate avec surprise les symptômes de plus en plus nombreux qui l’avertissent que les peuples de couleur jaune s’apprêtent à sortir de leur léthargie séculaire. Le Japon ouvertement et avec une naïve précipitation, la Chine sourdement, d’une manière presque inconsciente ou sans se l’avouer, s’engagent dans les voies de la civilisation occidentale. L’un des derniers explorateurs de l’Empire du Milieu, le baron de Richthofen, exprime la conviction que la sève de ces peuples, loin d’être épuisée, ne demande qu’à monter et à produire une riche inflorescence ; il croit la Chine appelée à jouer un rôle inattendu sur la scène du monde, une fois que la fermentation née du contact de l’esprit moderne aura dépassé la période de trouble inévitable et que toutes les forces qui dorment auront été réveillées. Le développement de la navigation et celui des chemins de fer donneront de la mobilité à ces masses humaines qui sont restées jusqu’à présent dans une sorte de réclusion, séparées de nous par les montagnes, les déserts et l’immensité des mers. Qui peut dire ce que nous réserve l’expansion de ces races, que nous avons été obstinément chercher chez elles, et qui commencent maintenant à venir chez nous ?

Ce qui donne à de pareilles préoccupations un intérêt immédiat, c’est que le moment approche où les deux puissantes nations qui sont en voie de conquérir l’Asie par le nord et par le midi, les Russes et les Anglais, se rencontreront au cœur de ce continent. Les progrès des Russes ont été considérables dans ces dernières années, et déjà ils songent à construire une voie ferrée pour assurer leur lointaine domination. De leur côté les Anglais, qui commandent à 230 millions de sujets dans l’Inde, ont couvert la péninsule d’un réseau de chemins de fer très bien combiné. L’idée d’une grande ligne qui mettrait l’Inde et la Chine en communication rapide avec l’Europe devait donc se présenter à beaucoup d’esprits. Une foule de projets ont été élaborés par des hommes que leurs connaissances spéciales mettaient à même de juger de la possibilité d’une pareille entreprise, et il est plus que probable que la réalisation de l’un ou de l’autre de ces projets n’est plus qu’une question de temps. Notre siècle a vu s’accomplir tant de grandes choses