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avait eu un bandeau sur les yeux, les événemens l’avaient délié. Dans sa correspondance, on sent la main d’acier sous le gant de velours. a Mon cher Granville, vous m’écrivez que le vœu français est que « la solution finale de la question d’Orient ne paraisse pas avoir été décidée sans la concurrence de la France ; mais c’est là précisément ce que je ne veux pas qui paraisse. » Il ne croit pas que la colère française soit seulement causée par une blessure d’amour-propre : les débats des chambres françaises ont prouvé que cette colère avait des causes bien autrement profondes. La France veut s’agrandir dans le Levant, au détriment de l’Angleterre. Ces plans ambitieux sont déjoués ; voilà ce qui cause sa furie, « et cette furie est d’autant plus intense et plus ingouvernable que ceux qui l’éprouvent n’en peuvent décemment avouer la vraie cause et sont obligés de la mettre au compte de sentimens que tout homme arrivé à l’âge adulte doit être honteux d’éprouver. » Écoutez-le enfin sonner l’hallali dans ce petit billet bref, pressé, débordant de joie contenue : « Ce jour (8 décembre) nous apporte une masse de bonnes nouvelles : la soumission de Méhémet, la défaite de Dost Mohammed, l’occupation de Chusac. La première met fin à la question turco-égyptienne. Le grand point maintenant sera de régler les derniers détails, de telle sorte que Méhémet soit réellement et bona fide un sujet du sultan, non un dépendant et un instrument de la France. »

Nous pouvons aujourd’hui, du fond de notre malheur, juger bien froidement ces événemens de 1840 qui émurent tant nos-pères. Le roi Louis-Philippe fit bien de refuser la guerre que lui offrait Palmerston, et Palmerston ne l’offrait que parce qu’il savait que ce souverain aimait trop la France pour la précipiter dans les hasards : ministre d’une monarchie constitutionnelle et entrepreneur de révolutions à l’extérieur, il était prêt à exploiter les haines et les défiances de l’Europe absolutiste contre le gouvernement de juillet. Quand M. Brunnow assista plus tard au déchaînement de l’opinion anglaise contre l’empereur Nicolas, quand il vit Palmerston s’unir à Napoléon III, il se demanda sans doute si la politique de son pays avait été clairvoyante et habile en 1840, si le tsar avait bien servi la Russie en cherchant à abaisser une royauté qui n’inquiétait pas l’Europe, qui ne menaçait aucun trône et qui ne rêvait que des conquêtes morales et pacifiques. Palmerston, dénonçant Louis-Philippe comme un ambitieux et un trouble-fête, louant la solidité conservatrice de Metternich et de Brunnow, de la même main qui, à propos des affaires d’Espagne, dénonçait la France comme inféodée au parti absolutiste et aux ennemis des institutions libres, ferait l’effet d’une sorte de Méphistophélès politique, si sous ses contradictions, ses tours et retours, ses légèretés calculées, l’on ne sentait la trame solide et forte d’un patriotisme violent, égoïste,