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militairement. Deux soldats entraient de force dans chaque maison où il y avait un cholérique et l’enlevaient en dépit de toutes les protestations ; deux autres soldats, avec leurs baïonnettes, repoussaient les parens et les voisins : il y eut des luttes tragiques et il y en eut de grotesques. Des femmes, debout devant leurs portes, refusaient de s’écarter et pensaient défendre héroïquement leurs malades. Il fallait heurter ces malheureuses, les repousser chez elles, ou même les enlever à bras le corps.

Cependant la troupe, qui était allée chercher du renfort, ramenait de vive force une bande de paysans ; Gangiano distribua entre eux le travail, et peu à peu, le bon exemple aidant, bien plus contagieux que l’épidémie, les morts furent enterrés, les rues balayées, l’hôpital se remplit ; les fuyards revenaient peu à peu, regardaient de loin, se rapprochaient à petits pas, se pressèrent enfin autour du lieutenant avec un peu moins de terreur, bien qu’avec un reste de défiance et l’écoutèrent parler avec un commencement de bon vouloir. — Sus donc ! leur disait-il, ne restez pas là sans rien faire ; donnez un coup de main à ces pauvres gens qui travaillent pour vous ; allez chercher ceux qui courent la campagne, remettons un peu d’ordre dans le pays. Le syndic reviendra, puis les messieurs qui vous apporteront de l’argent, puis les boulangers ; on vous enverra des médecins, j’attends des secours de la ville. Courage ! nous sommes tous frères, travaillons tous ! — Il y eut un murmure d’approbation ; bien des villageois avaient déjà mis la main à la tâche. Les plus malheureux accablaient l’officier de supplications : — Nous mourons de faim ; il n’y a plus de pain dans le village. — Je le sais, bonnes gens, un peu de patience ! Le pain arrivera. J’enverrai mes soldats à Sutera ; nous vous donnerons tout ce que nous avons. Mais il faut travailler avant tout, enterrer les morts, soigner les malades, nous aider les uns les autres. — Alors ces pauvres gens remerciaient de toute leur âme, puis se remettaient à pleurer, à se plaindre, à demander du pain.

Sur ces entrefaites arriva en courant un soldat qui prit le lieutenant à part et lui dit quelques mots à l’oreille. Il restait une dernière épreuve à subir, la plus dure de toutes. Il fallait beaucoup de prudence et avant tout une extrême discrétion. Cangiano ordonna d’abord à ceux qui étaient présens d’aller attendre les secours sur la route de Caltanissetta ; puis il prit avec lui quinze soldats avec leurs fusils, fit marcher devant vingt paysans avec leurs bêches et se dirigea avec eux vers l’extrémité du village où s’élevait une petite église abandonnée. Il en fallut enfoncer la porte ; mais, l’opération faite, tout le monde recula avec un cri de dégoût et d’horreur. Au milieu de l’église, à peine plus vaste qu’une salle ordinaire, gisait un monceau de corps putréfies. — En avant ! cria l’officier ; les