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familles entières rôdaient à travers champs, traînant leur bagage après elles ; quelques-uns, qui avaient posé leurs paquets à terre pour se reposer, les reprenaient en toute hâte à la vue des capotes grises et s’éloignaient en se retournant de temps à autre avec des regards effrayés. Plusieurs tombaient exténués, d’autres se relevaient, un grand nombre de ceux qui étaient à distance poussaient de hauts cris contre la troupe et agitaient leurs bras avec des gestes de malédiction. — Ah ! monsieur l’officier, gémissait le paysan, ceci n’est rien encore ! — Cela ne fait rien, répondait Cangiano, nous sommes prêts à tout.

Apparurent les premières maisons et l’entrée de la grande rue. Des fuyards en sortaient par bandes : du plus loin qu’ils aperçurent les soldats, ils tournèrent le dos et rentrèrent dans le village, courant et hurlant comme s’ils reculaient devant une irruption de brigands. Beaucoup d’autres se jetaient dans les champs à droite et à gauche. Sur le seuil de la première maison gisaient deux corps abandonnés : la maison était déserte. A peine entrée, la troupe ne rencontra plus un vivant, les habitans se sauvaient chez eux, s’évaporaient derrière des portes et des volets fermés à grand bruit ; les enfans pleuraient, les femmes hurlaient ; au fond, sur la place, il se forma un attroupement qui disparut aussitôt, en pleine déroute. — Vite ! cria Cangiano ; que dix hommes courent le pays et arrêtent les fuyards. — Dix soldats se détachèrent du peloton et enfilèrent une rue latérale. Les autres continuèrent à marcher devant eux, et les villageois, hébétés par l’effroi, s’enfermaient toujours à leur approche. — Nous ne voulons faire de mal à personne, criait Cangiano ; nous sommes venus vous prêter secours. Nous sommes vos amis, bonnes gens ; sortez sans crainte ! — Quelques portes, quelques fenêtres, osèrent enfin s’ouvrir ; quelques personnes eurent le courage de se montrer en plein vent derrière la troupe. Dans l’intérieur des maisons, on entendait des voix rauques à force de gémir ; devant les portes étaient étendus beaucoup de malheureux exténués par la faim ou attaqués par la maladie, engourdis, inertes et comme morts. Çà et là s’amoncelaient des hardes et des meubles abandonnés au milieu de paille pourrie et de balayures qu’on n’avait pas eu le cœur d’enlever ; chacune des ruelles latérales qui allaient aux champs était barrée par plusieurs cadavres, à peine couverts d’un peu de terre, ou de paille, ou de linge, qui laissaient voir leur peau noirâtre et leurs membres gonflés. Il y avait des corps jetés à travers la porte, ou couchés moitié dans la maison, moitié dehors., — Regardez, monsieur l’officier, disait le paysan d’une voix lamentable. — Courage ! répondait Cangiano : nous pourvoirons à tout.

En ce moment, la foule des fuyards, ramenée par les soldats,