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était ouverte, mais grillée ; il y trouva une femme qui avait assisté à la scène et qui, en le voyant, devint folle de terreur. Elle lui sauta à la gorge et, se cramponnant à lui, se mit à le mordre et à l’égratigner avec des gémissemens de chienne enragée ; ils tombèrent ensemble, et dans une lutte brutale, roulant l’un sur l’autre, ils cherchaient à s’étrangler ou à s’écraser mutuellement. La foule était revenue et, ne pouvant enfoncer la porte, agitait dans la chambre, à travers des barreaux de la fenêtre, des poings fermés et des bras furibonds. La porte allait céder quand on entendit crier tout à coup : — La troupe ! — Quelques minutes encore, et le colporteur eût été massacré.

Mais le plus rude métier qu’eussent à faire les soldats était celui de fossoyeurs. Ici les faits surabondent ; mais, si nous voulions les citer tous, la fin de cette étude serait d’une monotonie lugubre. Tenons-nous à un seul récit, qui est riche en détails et d’une irréfragable authenticité ; il nous est permis de citer un nom propre et des dates précises. Le 22 juin 1867, à Sutera, petit endroit de la province de Caltanissetta, se trouvait un peloton du 54e régiment de ligne, commandé par le sous-lieutenant Edoardo Cangiario. Un paysan hors d’haleine entra de bonne heure à la caserne et dit au sous-lieutenant : — Venez à notre secours, je vous en conjure. Ici près, à Campofranco, a éclaté le choléra ; la moitié de la population est en fuite, les rues sont pleines de morts. Il n’y a pas de médecins, il n’y a pas de fossoyeurs, il n’y a pas même de quoi manger. C’est une désolation épouvantable. Ceux qui ne mourront pas du choléra mourront de faim. — Le paysan parlait encore que le peloton était sous les armes, un avis était donné au syndic, une dépêche envoyée au commandement militaire de Caltanissetta, un avertissement au sergent, qui resta au pays avec une poignée d’hommes ; sur quoi l’on partit à grands pas pour Campofranco. Le soleil brûlait ; les soldats ruisselaient déjà de sueur en sortant de Sutera. Ils allaient l’un derrière l’autre en longue file, et avaient pris une allure qui tenait le milieu entre la marche et la course, l’oreille tendue vers le paysan, qui racontait à bâtons rompus les misères du pays. — Courage ! disait le lieutenant, on ne fait rien avec des lamentations. Il faut mettre la main à la besogne. — Ainsi parlant, il hâtait le pas, et les soldats allaient aussi plus vite, tant et si bien qu’ils se mirent tous à courir. On aperçut bientôt des hommes, des femmes, des enfans, qui erraient au hasard par les champs, s’arrêtaient, se faisaient des signes, se montraient du doigt les soldats, couraient derrière ou devant, s’appelaient à haute voix, se ralliaient et se dispersaient, comme des gens que la pour a rendus fous. A mesure que la troupe approchait du village, les fuyards croissaient en nombre, l’agitation et le tapage grossissaient ; des