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villageois et même beaucoup de citadins trouvaient suspects tous les Italiens du continent ; d’autres regardaient de travers même les Siciliens étrangers à leur commune. Dans certains endroits, les hommes qui regrettaient François II, affichaient des proclamations séditieuses ; aussitôt après accouraient des campagnards armés de faux, de piques et de fusils : les casernes étaient attaquées, les maisons communales envahies, les drapeaux arrachés, les registres brûlés ; on mettait au pillage les maisons des médecins et les boutiques des pharmaciens, non pour voler les médicamens, mais pour les détruire : les apothicaires étaient regardés comme des complices et des agens du pouvoir. La chasse aux empoisonneurs était la grosse affaire du moment ; les haines politiques et les haines privées y trouvaient leur compte. On vit des familles entières massacrées, sous prétexte qu’elles répandaient le choléra. Les gens du peuple, surtout dans les pays où il fait chaud et où le sang monte à la tête, n’hésitent jamais à croire le mal ; il n’est pas d’infamie qui ne leur paraisse très probable. Chaque jour des pauvres d’esprit trouvaient une pierre, un chiffon, un objet quelconque qu’ils croyaient empoisonné : ils le portaient aussitôt chez le syndic et faisaient venir des médecins, des experts intimidés dont ils violentaient les témoignages. Les suspects étaient forcés de se barricader chez eux, et augmentaient par là les soupçons. Les syndics débordés laissaient faire. Un jour la population d’une commune imposait un cordon sanitaire qu’elle faisait retirer quelques jours après, parce que le commerce n’allait plus ; l’épidémie sévissait alors et le cordon sanitaire était rétabli en toute hâte. Les campagnes étaient couvertes de mendians et de malades ; on y trouvait même, comme sur un champ de bataille, quantité de cadavres étendus. Le brigandage, qui gagne à tous les fléaux, sévissait avec un redoublement de fureur et d’audace. La Sicile, en un mot, présentait l’aspect d’une société en dissolution où il n’y aurait plus ni foi ni loi, ni autorité civile, ni frein moral. Qui donc la sauva des plus affreux désordres, et (on pouvait alors tout craindre) d’un irréparable bouleversement ? Ce fut l’armée italienne.

En ce temps-là, les soldats ne dormaient pas deux nuits de suite dans une caserne : ils faisaient en même temps la guerre aux brigands, aux émeutiers et aux fugitifs, même aux campagnards pour les forcer à enterrer leurs morts. Ils remplaçaient les médecins, les pharmaciens, les infirmiers absens ; ils faisaient au besoin l’office des aumôniers et des missionnaires. Envers leurs camarades et leurs supérieurs, ils montrèrent un dévoûment admirable. Un jour l’épidémie avait attaqué une caserne ; un officier était malade et avait communiqué la maladie (on la croyait contagieuse) au soldat d’ordonnance qui le soignait. — Qui de vous veillera cette nuit