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le dos d’un garde de sûreté publique. La foule se range avec un peu d’inquiétude : un carabinier sans chapeau traverse la rue, les deux mains dans ses cheveux, chancelant et titubant comme un homme ivre. Qu’est-ce qu’on lui a fait ? Pas grand’chose : un coup de bâton sur la tête, voilà tout. — Sur la place ! — crie une voix de stentor. — Sur la place ! — répète un chœur déjà rauque d’hommes enroués. Et tout ce tumulte ambulant se jette sur la place.

Tout cela se passait, il y a peu d’années, dans une des plus grandes villes de l’Italie. Une escouade composée de huit soldats, d’un caporal et d’un sergent, traversait l’émeute pour aller relever une autre escouade qui gardait un édifice public. Les soldats, qui avaient l’œil ouvert et le promenaient continuellement de droite à gauche, passèrent devant un attroupement de figures sinistres, de celles qu’on n’a jamais vues et qui sortent certaines nuits on ne sait d’où. Certaines bouches hargneuses péroraient à grand bruit au milieu d’un cercle d’adultes qu’entourait une nuée de bambins ; le bruit baissa quand on aperçut la patrouille ; mais un homme la montra du doigt et dit à mi-voix : — Regardez ! les voilà ceux qui ne manquent pas de sortir quand le peuple veut faire valoir ses raisons. Leur raison, à eux, c’est la crosse du fusil. Les baïonnettes sont faites pour trouer le ventre à ceux qui ont faim. La pagnotta (le petit pain blanc) ne leur manque pas, à eux ; qu’est-ce que cela leur fait que les autres crèvent ? Il y a de bonnes cartouches dans les gibernes pour ceux qui s’avisent de crier ;

Les soldats s’éloignaient sans se retourner, l’attroupement se mit à les suivre, protégé par les bambins qui formaient l’avant-garde, et prit de y audace en voyant que la patrouille allait tout droit son chemin. Un homme se met à tousser, un autre éternue, un autre tousse plus fort, un quatrième crache bruyamment, et de rire. Les enfans sifflent, et, poussés par les adultes, s’approchent peu à peu des soldats qui vont toujours sans tourner la tête et sans faire semblant de rien voir. Les gamins enhardis pressent le pas et marchent à côté de la troupe, en levant la tête en l’air et en regardant ces hommes armés au visage, avec une grimace de moquerie et de défi. Un mioche singe en bouffonnant le pas d’école, et crie du nez : — Une, deux ! une, deux ! — avec une persistance agaçante ; un autre contrefait la fatigue du soldat se courbant et boitant sous le havre-sac ; un troisième, soulevé par un grand, tire le manteau du caporal et se sauve. Le caporal se retourne une main en l’air : — Hé ! crie la foule ; à un enfant ! Quelle honte ! Le temps des Croates est passé ; qu’on essaie encore ! — À ces mots, un soldat se mordit les doigts et sentit en même temps sa gamelle frappée d’un coup de poing. Le sang lui monta au visage, et, tendant le bras, il bourra l’épaule du marmot qui l’avait frappé. — Voilà ! voilà ! cria la tourbe. Voilà