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prient qu’on veuille bien s’écarter et montrent une politesse qui n’est pas dans leurs habitudes ; les marchands de journaux sont assaillis et enveloppés d’acheteurs. Il y a des lecteurs officieux qui chuchotent l’article de fond sous les lanternes. On s’attroupe autour d’eux, puis on court à l’entrée d’une rue où luisent quatre ou cinq canons de fusils portés par quatre ou cinq hommes de mauvaise mine qui brandissent avec un air de triomphe, au milieu des applaudissemens, ces armes conquises, puis se jettent dans une ruelle, où ils ont bientôt disparu. Ces héros ont désarmé une patrouille de garde nationale. On voit arriver les gardes honteux et confus, les habits déchirés, la tête nue, les cheveux en désordre ; quelques bonnes âmes les plaignent et veulent bien les emmener. — Place ! place ! — Qu’arrive-t-il ? — La foule recule et se fend en deux haies : une compagnie de bersagliers la traverse au pas de course ; les plumes de coq ont toujours inspiré beaucoup de respect. Nouvelle rumeur sur un autre point : deux chapeaux de carabiniers se dressent par-dessus la cohue, qui s’écarte et applaudit. Il en sort un homme pâle, essoufflé, mal en point ; on lui fait place, et il se sauve. — On voulait lui mettre les menottes, bougonne une voix avec un air de satisfaction, mais on n’y a pas réussi. De bons drilles s’y sont opposés. Ah ! nous en verrons de belles.

La foule s’est mise en marche, mais voici qu’au détour d’une rue la tête de la colonne s’arrête et fait reculer le centre, que la queue repousse en avant. Que se passe-t-il donc ? C’est une compagnie de soldats, la baïonnette au canon, qui barre le passage. Des clameurs s’élèvent : — A bas les prépotens ! Nous ne voulons pas de prépotence ! A bas les fusils ! — Tout à coup la foule tourne le dos et se sauve à toutes jambes, en laissant le pavé couvert de pauvres diables que la bousculade a fait tomber. Elle envahit en un clin d’œil les rues latérales, les cafés, les allées et les cours des maisons : les soldats ont baissé leurs baïonnettes.

— Au large ! au large ! — cria-t-on sur un autre point. On venait d’entendre un piétinement de chevaux et un cliquetis de sabres : on vit bientôt luire les casques, et la foule se jeta confusément à droite et à gauche contre les murs des maisons. L’escadron passe, silence général ; il a passé, le tumulte recommence. Un coup de sifflet en fait partir vingt autres, suivis de grognemens et de huées ; des écorces de citron, des trognons de choux vont lapider les derniers chevaux. L’escadron s’arrête, les derniers chevaux se cabrent et rebroussent ; la foule tourne le dos et recule d’une centaine de pas ; mais une nouvelle rumeur éclate, une éruption d’injures, un bruit de bâton qui frappe, un cri perçant, puis une plainte sourde, puis un bourdonnement qui se prolonge, enfin le silence de la peur. Qu’est-ce donc ? Ce n’est rien : quatre doigts de stylet plongés dans