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aggravant le choc de toute sa force et de tout son poids. L’homme étourdi lâcha son arme et la reçut aussitôt dans la gorge. Un flot de sang lui sortit de la bouche avec un râle qui fut son dernier cri. — Bravo ! bravo ! — acclamèrent, accourant tous à la fois, les autres soldats de la patrouille. Ils avaient été attaqués eux-mêmes par d’autres brigands qui s’étaient sauvés après avoir déchargé leurs carabines, et ils avaient perdu quelque temps à courir derrière eux. Ils se pressèrent donc autour de leur camarade, l’assaillant de questions impatientes, tandis que, le visage blanc, le souffle court, l’œil stupide, le pauvre homme regardait tour à tour à ses pieds le brigand mort et dans sa main le couteau rouge qui fumait.

Le soldat fut guéri au bout de peu de jours. La première fois qu’il reparut à la revue, le capitaine s’arrêta devant lui et le regarda dans les yeux en lui disant : — C’est bien ! — Il t’a dit : C’est bien ! chuchota le voisin de l’Abruzzais, tu vois donc qu’il ne t’a pas pris en grippe. — Mais l’Abruzzais répondit en ricanant et en hochant la. tête : — Il ne pouvait faire autrement. — Trois mois après, le régiment fut transféré dans Ascoli, qui est une ville des Abruzzes. Au bout de huit jours, le colonel ordonna que tous ses hommes fussent en tenue de parade et réunis sur la place, pour assister à une solennité militaire : on devait donner la médaille à un soldat. — Si vite ! pensa le capitaine, qui courut aussitôt dans la chambre du fourrier. — Avez-vous entendu l’ordre ? lui dit-il. Avez-vous tout préparé ? — Tout, depuis trois jours. — Ah ! je respire. — Le capitaine s’assit devant une table, et le fourrier se mit à dessiner sur une feuille blanche certaines rues et certaines maisons en parlant à voix basse. — Troisième maison à droite, seconde porte ? demanda le capitaine. — Troisième maison à droite, seconde porte, répondit le fourrier.

Une heure après, le capitaine était à cheval sur la route d’Acquasanta, petit endroit au bord du Tronto, à mi-chemin, je pense, entre Ascoli et Arquata. Il atteignit Acquasanta au coucher du soleil. Avant d’entrer dans le village, il déboutonna sa tunique, pour cacher le nombre des boutons, et releva les bords de son bonnet. Au bruit du cheval, quelques villageois sortirent des premières maisons, d’autres se mirent aux fenêtres ; des enfans coururent sur la route et se mirent en contemplation, le nez en l’air. Après un moment d’hésitation, le capitaine se dirigea vers une porte où était un groupe de femmes qui se rangèrent timidement contre le mur et ouvrirent de grands yeux stupéfaits. — Bonnes femmes, qui me donne un verre d’eau ? — demanda le capitaine en arrêtant son cheval et en prenant un air de lassitude. — Moi, — dit vivement une des femmes qui disparut un moment dans la maison, et revint, sans perdre une seconde, un verre d’eau à la main. — Ce doit être celle-là, — pensa le capitaine. Et tout en buvant à petites gorgées,