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deux, enveloppés dans le même manteau. Plusieurs, qui n’avaient plus de képi, s’étaient coiffés d’un mouchoir ; d’autres portaient leur bagage pendu à leur baïonnette. Tous marchaient à grand’peine, boitant et trébuchant à chaque pas. De loin en loin, un homme accablé s’arrêtait, s’appuyait contre un arbre ou se couchait à terre, puis se relevait, non sans effort, et se remettait en chemin. Je traversai le pont de Goito (ce fut de 1859 à 1866 la limite entre l’Italie et l’Autriche) et je m’engageai dans la grande rue de la ville. A droite et à gauche, le long des murs, sous les gouttières, à l’entrée des boutiques et des maisons, partout des soldats exténués par la fatigue et par le jeûne : les uns debout, le dos au mur ; les autres accroupis, les mains sur les genoux et le menton sur les mains, les yeux égarés et pleins de sommeil ; ceux-ci dormant à terre, la tête sur le havre-sac, celui-là grignotant une croûte de pain dur et la serrant entre ses deux mains, non sans regarder les passans avec défiance, comme s’il craignait qu’on ne vînt lui arracher des dents son trésor. Un autre refaisait son sac et lustrait ses armes avec un pan de sa capote. La rue fourmillait de soldats qui se dirigeaient sur la route de Cerlungo et qui marchaient avec une sorte d’effarement farouche, tandis que leurs camarades s’arrêtaient au pied d’un mur et se laissaient tomber sur leurs sacs, comme s’ils allaient expirer. Quelques boutiques étaient ouvertes et voyaient défiler sans interruption une procession d’affamés qui s’arrêtaient devant la porte en demandant un morceau de pain : du pain qu’ils comptaient bien payer, car ils tenaient à la main des pièces de monnaie. — Non, jeunes gens, répondait le boutiquier avec un air de compassion : il n’y a plus rien ! — En passant devant le café, on voyait quantité d’officiers endormis, la tête posée sur les bras, les bras croisés sur les tables. Quelques-uns, accoudés, regardaient la rue avec une sorte d’hébétement. Tous ces visages semblaient sortir de l’hôpital. Passèrent lentement quelques batteries d’artillerie : les lourdes roues faisaient trembler les vitres ; les artilleurs demeuraient pensifs, sérieux, enveloppés dans leurs grands manteaux blancs : on eût dit un convoi funèbre. Suivaient quantité de voitures qui transportaient les officiers blessés et roulaient lentement derrière l’artillerie, s’arrêtant chaque fois que la colonne s’arrêtait : malgré cette foule et le bruit des chars, Goito faisait l’effet d’une ville muette et inhabitée.

Je rejoignis le campement de mon régiment, établi sur la gauche de la route de Cerlungo. Je courus à ma tente et je m’assis sans rien dire auprès de mes compagnons, qui étaient là depuis plus d’une heure. Entre nous pas un salut, pas une parole, pas même un regard échangé ; nous ne nous connaissions plus ; on eût dit que