Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de râles ; à chaque instant, une face devenait livide et se renversait en arrière avec les yeux retournés. Celui qui portait le drapeau reçut une baïonnette dans la poitrine. — A toi ! — dit-il en tombant à un camarade, qui prit le drapeau à la main. Cependant on se battait dans toutes les parties de la maison ; les planchers tremblaient, les portes se brisaient, les assiégés au désespoir se cachaient derrière les meubles et jusque dans les cheminées. Surpris par les assaillans et entraînés de force, ils rayaient de sang les parquets et les escaliers. — Rendez-vous ! — criait-on aux défenseurs du drapeau. Ils répondaient : Non ! d’une voix étranglée. — Mort ! mort ! — Un grand cri sortit de la mêlée et fit retentir toute la maison. Un soldat s’élança dehors, déchiré, saignant, mais la tête haute et rayonnante : il tenait au poing le drapeau ennemi. Une longue acclamation monta de la cour et tomba de toutes les fenêtres. Ce fut alors qu’on entendit la trompette sonner. — La retraite ? que s’est-il donc passé ? qu’y a-t-il ? La retraite ? C’est impossible ! — Silence ! dirent ceux qui commandaient. — La trompette sonna encore, et l’on entendit une voix sinistre qui prononça très distinctement : — Retraite ! — Nous étions sortis de la maison et nous vîmes le geste du major indiquant la route que nous venions de prendre. Plus de doute ; les autres bataillons étaient en marche. Éternel Dieu ! Nous nous retirions. — Mais, capitaine, au nom du ciel ! capitaine, pourquoi revenir en arrière ? — Le capitaine, sans dire un mot, étendit un bras vers la plaine, et je vis une colonne ennemie se déroulant à perte de vue et s’avançant derrière nous. — Mais les autres corps, les autres divisions, où sont-elles ? Qui les empêche de venir ? — Mah ! répondit le capitaine, enfonçant la tête dans ses épaules. — Nous avons donc perdu 1 m’écriai-je avec un accent désespéré. — Il paraît, fit le capitaine. — Je regardai mes soldats, je regardai la colonne ennemie, je regardai Villafranca, cette grande et riche plaine lombarde, ces hautes montagnes et ce beau ciel. — O mon pauvre pays ! murmurai-je alors les mains jointes. — Et je pleurai comme un enfant.

Tel fut, en résumé, le récit de l’officier à qui l’on demandait une histoire de bataille. — Racontez-nous maintenant la retraite, lui demanda-t-on de tous les côtés. — Il reprit ou à peu près, car on ne peut ici tout écrire :

— Ma division commença de quitter le camp peu après le coucher du soleil. Les corps arrivaient à pas accéléré sur la grande route de Villafranca. On rompait les rangs ; les régimens se mêlaient dans le plus complet désordre. Une tourbe tumultueuse se ruait dans la ville, inondant la grande rue, la place, les ruelles et les cours. Consumés par une soif qui les avait tourmentés bien des heures, les hommes couraient aux fontaines avec des cris sauvages : on en