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coup de collier : il reste peu de chemin à faire. Nous y voilà ; mais l’ennemi nous a vus. Un long et aigre sifflement passe sur la tête de la colonne, et tous les fronts se baissent avec un frémissement involontaire, comme des épis sous un coup de vent. — Haut les têtes ! gronde le major, après le sifflement, il n’y a plus rien à craindre. — Tous les hommes sont debout ; un second sifflement, tous à terre. — Debout, par Dieu, reprend le major, regardez la mort en face ! N’ayez pas pour ! — Un troisième sifflement, un quatrième, toujours plus longs, plus, aigus, plus mordans, déchirent nos oreilles ; personne n’est touché. Nous voici en sûreté, nous sommes sur la crête. — Halte ! — Attendons. Tous regardent, émerveillés : quelle plaine ! L’air, très pur, permettait à nos yeux de franchir des distances énormes. D’un côté, à perte de vue, des montagnes échelonnées regardaient les unes par-dessus les autres ; de l’autre côté se déroulait une plaine qui ne finissait pas. Des lignes blanches indiquaient les routes que nous avions parcourues : on y voyait ramper des nuages de poussière qui dénonçaient la marche d’autres bataillons italiens. Au-dessous de nous se taisait Villafranca, comme une sentinelle avancée ; ailleurs se montraient les ennemis, comme des taches noires sur un pré vert, et la lueur intermittente de leurs baïonnettes allant de droite à gauche et avançant, reculant tour à tour, trahissait chez eux une grande circonspection et une certaine incertitude. Plus près de nous, toujours dans la plaine, quatre ou cinq canons autrichiens tiraient continuellement, mais avec lenteur. Du côté opposé tiraient les canons des nôtres, continuellement aussi, mais avec plus de lenteur encore. Derrière nous, sur la pente d’un coteau voisin, un feu de file crépitait dans une fumée blanche. — C’est tout ce qu’il me souvient d’avoir vu, dit l’officier qui raconte ce combat. Nous attendions, en admirant le spectacle. Parfois, dans les momens d’extrême surexcitation, une affection étrange nous passe par le cœur ; c’est ainsi qu’en voyant alors un clocher lointain, je pensai en moi-même : « C’est aujourd’hui dimanche ; il y a là des villageois qui ont mis ce matin leurs habits de fête, et sont allés à l’église, puis à leurs plaisirs. C’est pour eux un jour comme un autre : savent-ils seulement ce qui arrive ici ? Il y a pourtant des mères qui ont des fils à la guerre. » M’enfonçant alors dans cette imagination, je voyais l’église pleine de femmes à genoux et j’épiais leurs visages, a Celle-là, pour sûr, me disais-je, est la mère d’un soldat, » et à chaque coup de canon je la voyais pâlir.

Un sergent, assis près de moi, se leva tout à coup, et tendant le bras : — Regardez, enfans, cria-t-il, voyez-vous tout là-bas ces tours et ces maisons ? C’est Vérone. — Vérone ! Vérone ! —