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la route et se fondent au loin en deux bandes lumineuses, ondulant et serpentant comme deux longues rênes de feu agitées par la queue de la colonne. On entend d’abord un bourdonnement de voix qui s’éteint peu à peu dans un profond silence interrompu par des commandemens. Si les lanternes s’espacent ou se serrent trop, des voix grondent : « A vos places ! » Puis plus rien, sauf le brait monotone des pieds qui se traînent et des gamelles qui marquent le pas. Le sommeil envahit le régiment taciturne. Voici un officier au milieu de la route ; il lutte depuis une heure, mais ses paupières se ferment irrésistiblement, ses genoux plient, sa tête, soulevée avec effort, retombe lourdement sur sa poitrine. Par momens, il croit voir se dresser au milieu de la route un grand obstacle, et, pour l’écarter, il étend et secoue ses deux bras dans le vide. Parfois il rêve et pense être ailleurs, dans sa maison peut-être et parmi les siens, mais, réveillé en sursaut par le bruit des pieds, le cliquetis des gamelles, il voit où il est, bâille longuement, se remet au pas, et, un moment après, se rendort. Un de ses compagnons l’accoste, lui donne le bras ; tous deux cheminent alors de compagnie, épaule contre épaule, côte contre côte, se soutenant l’un l’autre, et ils vont assez droit dix ou vingt pas devant eux, mais bientôt ils ondoient ensemble, leurs épaules se touchent, leurs côtes se frottent, leurs têtes penchent l’une vers l’autre et se cognent violemment. Ils crient ensemble et se séparent. Et toujours le silence, les ténèbres, les deux files de lanternes, le cliquetis des gamelles dont chacune marque un pas différent. Quelle marche !

Halte ! la trompette a sonné. À ce bruit, tout le régiment s’affaisse comme un corps mort. On reste où l’on tombe : sur les pierres de la route, dans les épines de haies, dans la boue du fossé. Si la lune écartait les nuages, elle verrait comme un monceau de cadavres jetés là confusément sur le dos, sur le ventre, l’un étendu tout de son long, l’autre recroquevillé comme un ver de terre ; quantité de mains et de pieds sortant de bras et de jambes auxquels ils n’ont jamais appartenu ; c’est un tel fouillis qu’il faudrait bien du travail pour reconstruire membre à membre tout le corps d’un homme. On entend d’abord une respiration forte et fréquente, qui s’interrompt bientôt, s’affaiblit, s’assourdit en une sorte d’enrouement plaintif : tout le monde ronfle ; mais la trompette pousse un nouveau cri. Il faut se remettre en marche. Les dormeurs n’ont rien entendu d’abord, et le ronflement continue ; les officiers ont fort à faire à secouer cette masse inerte. Un bras s’étend, une tête branle, un tronc se tord, comme il arrive dans un écheveau de couleuvres qui se débrouille et se dévide lentement au lever du soleil. On s’assied, on se frotte les yeux, chacun cherche à rassembler son fusil, son sac, son képi, sa gourde, ses membres épars, et la marche recommence.