Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

joyaux et ces chaînes, Chancelor avait cru reconnaître le personnel habituel de la cour. Killingworth fut plus perspicace. De questions en questions, il finit par apprendre qu’il avait sous les yeux non pas des courtisans, mais de vieux bourgeois de Moscou, des marchands en crédit que la garde-robe impériale s’était fait un devoir d’ajuster de son mieux pour cette cérémonie. Dans la salle même où trônait l’empereur, l’assistance était autre. Là figuraient vraiment, sans avoir eu besoin de demander au trésor du tsar un éclat emprunté, les premiers dignitaires de l’empire. Tous se levèrent quand le secrétaire des étrangers fît entrer les Anglais. Le prince seul continua de rester assis. Ivan ne se soulevait lentement de son siège que quand le nom du roi ou de la reine étaient prononcés. Les interprètes traduisirent le discours que lui adressèrent en anglais les envoyés de la compagnie, et le tsar, avant de congédier les sujets de Philippe et de la reine Marie, daigna leur témoigner le plaisir qu’il éprouvait à les voir à sa cour en leur donnant sa main à baiser. Cette fois encore l’audience fut suivie d’un dîner que présida Ivan Vasilévitch.

Nous connaissons déjà par la relation de Chancelor la cérémonie toute patriarcale de ces banquets. Désignés par les Russes sous le nom de ghosti carabelski, c’est-à-dire « étrangers des vaisseaux, » les Anglais furent placés à une table dressée au milieu de la chambre. Ils faisaient ainsi face au prince. A chaque instant, Ivan leur envoyait de grands plats d’or massif, désignant celui à qui le plat était destiné par son nom de baptême : Richard, George, Henry, Arthur. Le dîner terminé, l’empereur fit approcher ses hôtes et, de sa propre main, offrit à chacun d’eux une coupe qu’il avait fait remplir d’hydromel jusqu’au bord. La barbe de Killingworth, barbe épaisse, large et rousse, dont la longueur atteignait 5 pieds 2 pouces anglais, pendait en ce moment au-dessus de la table. L’empereur la prit dans sa main, la souleva comme pour la peser, puis la passa en riant au métropolitain. L’évêque, lui, ne rit pas ; il bénit gravement la barbe de Killingworth, et se contenta d’ajouter ces simples mots en russe : « Ceci est un don de Dieu. » Les Anglais furent ensuite reconduits à leur logis, ainsi que l’avait été deux années auparavant Chancelor. Un nombreux et brillant cortège les accompagnait, pendant que toute une armée de valets portait devant eux les pots de boisson et les plats de viande destinés à leur usage.

Dès le lendemain de cette entrevue, Richard Gray et George Killingworth dressèrent par écrit la demande de leur privilège. Les lettres patentes du tsar ne leur furent pas délivrées avant la fin du mois de novembre ; mais, pour s’être fait attendre, la réponse n’en