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REVUE DES DEUX MONDES.

tails recueillis par M. Alfred Rambaud dans son intéressante étude sur le kobzar Ostap Véressaï[1].


MARIANNE.

« Un dimanche, dans la prairie, — les jeunes filles se promenaient, — plaisantaient avec les garçons — pêle-mêle ; elles chantaient — l’aurore du matin et du soir, — et comment la mère battait sa fille — pour l’empêcher d’aller avec un Cosaque. — Ordinairement les fillettes — chantent ce qui les concerne ; — c’est ce qu’elles savent le mieux.

« Et voilà qu’un vieil aveugle, — avec un petit garçon, — arrive d’un pas chancelant dans le village, — ses souliers à la main, — un sac d’écorce de tilleul — sur l’épaule…

« Regardez, fillettes, — le kobzar ! voilà le kobzar ! — Et toutes, se hâtant, — laissant là les garçons, courent — à la rencontre de l’aveugle. — Vieux père, cher cœur, mon petit ramier, — chante-nous quelque chose ! — Je te donnerai du gâteau ; moi, des cerises ; — moi, de l’hydromel pour te rafraîchir… Chante-nous quelque chose !

« — Oui, mes chéries, j’entends ; — merci, mes fleurettes, — pour vos paroles gentilles. — J’aurais bien joué,… mais voyez, — il n’y a pas moyen, pas moyen ! — Hier, j’étais dans une foire, — ma kobza a été cassée… — Il ne reste que trois cordes !… — Eh bien ! avec trois, comme tu pourras ! — Avec trois ! ah ! fillettes, — il fut un temps où je jouais avec une seule ; — mais à présent je ne pourrais plus. — Attendez un peu, mes chéries, — je vais me reposer un moment. — Asseyons-nous, gamin !

« Ils s’assirent. Le vieillard défit son sac, — et en tira la kobza. Deux ou trois fois — il fit résonner les cordes… — Que chanterai-je ?.. Attendez… — La brune Marianne… — L’avez-vous déjà entendue ? Non ? — Alors, écoutez, fillettes, — et rentrez en vous-mêmes…

« — Au temps jadis, — il y avait une mère — restée veuve, et pas jeune. — Elle avait des bœufs, des chariots. — Sa fille Marianne grandit, — devint une demoiselle — aux sourcils noirs, merveilleusement belle, — digne d’un pane hetman. — La mère se mit à chercher, — à chercher un gendre ;… — mais ce n’est pas un pane que Marianne — allait voir en cachette, — c’est Pètre qu’elle allait voir, dans le bois, — dans la prairie, — tous les soirs. — Elle babillait et badinait avec lui, — l’embrassait en extase, elle était au paradis… et parfois — elle pleurait sans dire une parole.

« — Pourquoi pleures-tu, mon bel oiseau ? — lui demandait Pètre. — Elle le regardait, et, souriante ; — Je n’en sais rien moi-même ! — Tu penses peut-être que je t’abandonnerai ? — Non, j’irai avec toi et je

  1. Voyez la Revue du 15 Juin 1875.