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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

n’avait pas seulement la figure d’un vrai Cosaque, il en avait aussi l’âme.

Son talent se montre plus riche encore dans un poème de longue haleine intitulé les Haïdamaks, dont l’un des plus beaux épisodes retrace le sombre tableau d’une « bénédiction de poignards » pour cette nouvelle Saint-Barthélémy que le peuple exaspéré accomplit en 1768 avec l’aide des Cosaques, dans la ville d’Oumague. Le héros principal de ces scènes de carnage, Gonta, commandant des haïdamaks, a pour épouse une Polonaise qui lui a donné deux enfans. Pendant qu’il abreuve dans des flots de sang sa haine contre les Juifs et les catholiques, les haïdamaks trouvent dans un monastère jésuite, qu’ils viennent de piller, les deux enfans de leur chef. La foule les amène devant lui : « Tu nous as juré d’exterminer tous les catholiques sans distinction d’âge ni de sexe : voici tes propres enfans élevés par les jésuites ! » Gonta, fidèle à son horrible serment, tue ses deux fils de sa propre main… À la clarté d’un incendie allumé par les Cosaques, un splendide festin commence ; les révoltés fêtent leur victoire, et rien ne manque pour animer cette orgie, ni les tonneaux de vin, ni les danses, ni les chants des kobzars. Gonta seul est absent… Dans les ténèbres de la nuit, il erre au milieu des cadavres abandonnés ; il cherche ses enfans pour leur creuser une fosse de ses propres mains et leur donner la sépulture. Le poète, on le voit, a trouvé le moyen d’introduire la note humaine au milieu de ces superbes horreurs. Un des amis de Chevtchenko disait plaisamment de lui : « C’est un sanglier qui a une alouette dans la poitrine », et le fait est qu’il réalisait un singulier mélange de tendresse et de rudesse. Sa pitié pour les faibles se traduisait par des accès de colère, et lorsque par exemple la conversation tombait sur les misères du peuple, sur le servage, son exaltation ne connaissait pas de bornes ; on avait toutes les peines du monde à le calmer. Du reste, l’ensemble de son œuvre le montre bien, il se considérait comme investi d’une mission, et la poésie était pour lui une forme de prédication sociale.

« Pareil à un oiseau de mauvais augure, dit-il quelque part, je chante, sans me lasser, les malheurs des jeunes filles séduites et perdues par les seigneurs… Je pleure, en chantant leur triste sort, quoique je sache bien que personne n’y fait attention. Mon cœur se brise rien qu’à les voir. Ô mon Dieu ! donne à mes chants le pouvoir céleste de toucher les cœurs humains, de les rendre miséricordieux, de leur arracher des larmes de douce compassion pour ces infortunées. Donne-moi le pouvoir de leur apprendre la voie du bien, l’amour de Dieu et d’autrui ! »

Dans le cours de son œuvre, il revient avec une prédilection évi-