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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

plus belles, c’est bien la même inspiration, le même langage, les mêmes tournures poétiques déjà familières aux paysans et aux kobzars. Les exploits des Cosaques, les plaintes des jeunes filles, les tableaux de la nature petite-russienne, qui forment le fonds des anciennes poésies, se retrouvent dans les œuvres du poète moderne. Seulement, comme il a plus de génie que ses prédécesseurs, il les dépasse de beaucoup par l’intérêt de ses récits et l’éclat de ses peintures.

Sans vouloir faire une assimilation irrévérencieuse, et en tenant compte de l’énorme distance qui les sépare, il nous semble permis de remarquer qu’Homère a dû élaborer à peu près de la même façon que Chevtchenko les matériaux populaires créés par ses prédécesseurs. Du moins l’étude d’un phénomène littéraire d’importance locale, tel que l’apparition du poète petit-russien, nous a-t-elle rappelé par analogie ce phénomène bien autrement important sur lequel on discute encore, l’apparition de l’Iliade et de l’Odyssée. C’est ainsi qu’en observant les tourbillons formés par l’eau d’un fleuve sous les arches d’un pont, le physicien se fait une idée plus juste des grands tourbillons atmosphériques dont la science s’occupe aujourd’hui.

I.

Chevtchenko n’est pas seulement un poète populaire, il est en même temps un poète national. Il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’une revendication de nationalité au point de vue politique ; mais les Petits-Russiens éprouvent le besoin de se serrer les uns contre les autres, d’ajouter à l’unité de langue une autre unité non moins idéale, celle d’un nom vénéré de tous. Chevtchenko est devenu pour eux une sorte de palladium vers lequel ils se tournent tous en même temps. Deux amans qui regardent la même étoile ne se sentent-ils pas plus près l’un de l’autre ?

Dans une de ses doumkas, le poète demandait que, quand il mourrait, son corps fût enterré sur la rive du Dnieper, au sommet d’un de ces mystérieux tumulus, de ces anciens kourganes dont son pays natal est parsemé. Était-ce simple désir de se sentir chez lui, de dormir l’éternel sommeil au milieu de ses compatriotes ? Non : ce désir avait une autre source ; le poète pressentait que son nom était destiné à grandir encore, et que, comme il l’a écrit quelque part, « l’histoire de sa vie serait une page de l’histoire de son pays natal. » En pensant ainsi, il a pensé juste, car son tombeau est devenu pour les Petits-Russiens un lieu de pèlerinage.

Tout Français instruit, voyageur ou touriste, qui passe dans les environs de Ferney considère comme un devoir de s’écarter de