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sue le crime, et elle est si vivante qu’on croit l’entendre parler. Néron est bien obtus s’il ne comprend pas ses explications.

On a blâmé aussi la familiarité de son attitude. Elle traite César de pair à compagnon ; ils en usent ensemble comme cela se pratique entre deux bons camarades. Et pourquoi pas ? Néron ne fut jamais fort soucieux de sa dignité ; ce n’était point un Tibère, lequel n’eût jamais souffert qu’on se servit de lui comme d’accoudoir. Le successeur de Claude était un dilettante, qui faisait passer les courses de chevaux, le théâtre et la musique avant les affaires de l’état. Il se glorifiait moins d’être empereur que d’être un grand virtuose, et l’on sait son dernier mot : « quel artiste le monde perd en moi ! » Il montait sur les tréteaux ; il chantait, déclamait en public ; il institua la claque et se chargea lui-même de la dresser à son métier. Il se fit inscrire sur le tableau des joueurs de lyre de profession. Avec cela, des goûts de bohème ; le soir, déguisé en esclave, il courait les mauvais lieux de Rome et chopinait dans les cabarets. Il était facile et charmant avec ses compagnons de plaisirs, qui le regrettèrent sincèrement et s’écrièrent plus d’une fois : « Quel prince délicieux nous avons perdu ! » Pourquoi ne serait-il pas facile et charmant avec la femme utile, précieuse, unique, qui tuera Britannicus comme on tue un lapin ? Le dernier des Césars fut un comédien vaniteux et médiocre, un cabotin assis sur le trône du monde ; pourquoi refuserait-il à Locuste le plaisir de s’accouder sur lui ? Nous ne saurions trop louer le jeune artiste de la façon dont il a composé ce groupe. Son sujet prêtait à l’académisme, et l’académisme est le pire des dangers, la mort de la peinture d’histoire, dont il dégoûte le public. Les familiarités que M. Sylvestre a permises à son pinceau nous sont la meilleure preuve de son talent, le meilleur gage de son avenir. Quant à l’esclave nu et agonisant, il n’y a jamais eu qu’une voix sur son compte ; ce corps est d’un modelé puissant, d’un relief extraordinaire ; le mouvement en est à la fois énergique et bien rhythmé, c’est un merveilleux morceau de peinture. Nous n’avons qu’un regret, cette figure est d’un type un peu banal, elle a moins de caractère que d’expression. Il nous semble que sur ce point l’inspiration de l’artiste a faibli, qu’il y avait autre chose à faire dire à ce mourant. Il a encore les yeux ouverts ; pourquoi ne tourne-t-il pas la tête vers Néron ? Néron méritait bien qu’il lui fit l’hommage de son dernier regard et de sa dernière pensée.

La Locuste de M. Sylvestre autorise de grandes espérances ; il y avait bien des années qu’un tableau d’histoire aussi remarquable n’avait été exposé au Salon. Tout s’y trouve, la fermeté du parti-pris et du vouloir, une rare vigueur d’exécution, la force, la