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guitare, mais quel Arlequin ! Les spectateurs ne sont pas nombreux, il y en a sept ou huit ; mais quels spectateurs ! Ils pourraient dire aussi fièrement que M. Rios Rosas : « Ne nous demandez pas combien nous sommes, demandez-nous ce que nous valons. »

Il est absurde de cherchée chicane à ses plaisirs ; c’est ce qui nous empêche de faire observer à M. Adrien Moreau que dans sa charmante Kermesse, si digne de la récompense que lui a décernée le jury, toutes les figures sont dessinées et peintes à ravir, mais qu’elles se ressemblent trop. Ces couples joyeux qui dansent en rond sur l’herbette ont tous aux lèvres le même sourire. Nous soupçonnons que c’est un sourire appris, qui leur est payé deux francs par représentation. En regardant ces figurans, ces comparses d’opéra-comique, nous pensions à la brutale et prodigieuse kermesse de Rubens, où la joie fait pour et où personne ne sourit.

Le Lutrin de M. Blanchard est une œuvre importante, un grand et noble tableau d’une riche couleur vénitienne. Voilà de grandes filles et de grands garçons occupés à chanter un motet ; ils sont bien à leur affaire, et ils sont tous d’une belle venue ; ils font honneur à l’espèce humaine, nous souhaitons qu’ils provignent. Cependant on finit par les trouver un peu monotones, comme un éloquent discours à jet continu qui n’est pas varié par le débit. Pourquoi le peintre ne s’est-il pas ingénié davantage pour varier sa composition ? Pourquoi a-t-il distribué si également la lumière à toutes ses figures ? Ce n’est pas assez d’être un homme de talent, il faut être un homme de ressources et creuser ses sujets pour en tirer tout ce qu’on peut. Il en va de l’art comme du commerce, il est fâcheux de lésiner sur les frais de premier établissement ; l’exécution la plus habile ne supplée jamais à la pauvreté de l’invention. Si M. Billet, qui a beaucoup de talent, avait été plus inventif, ses femmes qui lavent du linge dans une Source à Yport nous intéresseraient davantage. Il les a toutes jetées dans le même moule et il leur a donné des bras qui ressemblent un peu trop à du pain d’épice. Que dirons-nous des Femmes au cabestan de M. Butin ? Elles sont bien intéressantes, et cependant elles pourraient l’être encore plus. Que manque-t-il à ce remarquable tableau ? Le coup de fouet, l’accent, l’exacte observation des valeurs et de leurs rapports. Ces vaillantes créatures, qui travaillent de si bon cœur à haler un câble, ne se détachent pas en vigueur sur le terrain, elles ne ressortent pas assez. Voici près d’elles une ancre et une hotte ; mettez une hotte de plus et ôtez une femme, l’effet d’ensemble ne sera pas sensiblement changé. Qu’il soit vêtu de blanc, de rouge ou de noir, l’être humain fait toujours événement dans la nature ; c’est une apparition, une grandeur d’un autre ordre. Dans le tableau de M. Butin, c’est le paysage qui mange l’homme.