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de rue semé par n’importe qui, dans n’importe quel dessein, sans presque s’occuper de savoir si le bruit est vrai ou faux. « Il sent passer en lui, comme l’alcool dans ses veines, ces sensations diaboliques qui accompagnent le gain subit et la perte soudaine. Il n’y a pas ici de classe moyenne ancienne et bien assise, d’habitudes décentes, née de bonne souche et élevée au foyer, gens qui paient leurs dettes, vont gravement à l’église et gardent les dix commandemens par souci de l’ordre, sinon d’une règle plus haute… Un homme pauvre veut attraper de l’argent, et l’attraper dans le plus court délai possible. Les cartes, les dés, les listes d’actions servent à tour de rôle à son but. »

Parmi les folies engendrées par cette rapacité imaginative, il en est une fort plaisante qu’un des rares sages de Californie fit remarquer à M. Dixon. « Notre chemin de fer, lui dit-il, nous donna de véritables accès de folie. Vous souriez ? Le fait est ainsi. Les premiers wagons ne furent pas plus tôt vus dans Oakland qu’une rage de spéculation se répandit tout le long de la baie. Le monde entier, pensions-nous, allait aborder à nos côtes. Où se logeraient tant de gens ? Pourquoi ne pas leur préparer des logemens et tirer profit de l’entreprise ? Nous achetâmes des terres, nous abattîmes des forêts et nous bâtîmes des villes pour les millions d’hommes qui allaient nous arriver. A toute ouverture de la baie, vous voyez, ces villes imaginaires avec leurs fantômes de rues et de places, de chapelles et de théâtres, d’écoles et de prisons. Mais les millions d’hommes ne vinrent jamais, et pendant les dernières cinq années tout habitant de San-Francisco a porté une ville morte sur son dos. »

Dans une telle société, tout individu est pour son voisin une proie possible ; on peut lui prendre son argent au jeu ou le forcer à le tirer de sa poche par un coup de bourse. Si l’homme n’est pas ici un loup pour l’homme, comme Hobbes prétendait qu’il l’était, il est au moins un renard. Jugez-en plutôt. Les actions d’une des compagnies minières, la Consolidated Virginia, baissent tout à coup, et les citoyens de San-Francisco portent leur capital disponible dans les banques d’épargne. « Cinq ou six de nos dignes citoyens, porteurs d’actions de la Consolidated Virginia, se rencontrent une après-midi dans une taverne de Montgommery-street. Les journaux contenaient des rapports montrant que le montant de l’argent déposé dans les banques d’épargne ne s’élevait pas à une somme moindre de 50,000 dollars. Tout en avalant son whiskey, un de nos dignes citoyens dit aux autres : « Nous devrions trouver moyen de faire sortir cet argent-là, savez-vous ? Tous en tombèrent d’accord avec lui ; ils ont formé une association, et ils sont maintenant engagés dans des opérations pour faire sortir cet argent des banques d’épargne. » Si nous ne nous trompons, c’est ce que dans le