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qui tous les ans, vers le mois de janvier, surgissent en troupes innombrables du fond des abîmes qu’ils ont choisis pour refuge, devait en acquérir une plus considérable encore. On a pu constater les divers chemins que suivent ces immenses colonnes dans leurs migrations périodiques. Leur itinéraire n’a pas toujours été le même. On l’a vu se modifier soudainement et vouer à la stérilité telle portion de l’Océan réputée naguère entre les plus fécondes. Le Sund et, dans la Baltique, les abords de l’île Rugen, furent jusqu’à la fin du XIVe siècle des parages particulièrement favorisés. Les bancs y étaient si denses que l’emploi des filets devenait superflu. On eût pu ramasser le poisson à la main, ou, suivant l’expression de Philippe de Maizières, voyageur français du temps de Charles VI, « le tailler à l’épée. » Pendant deux mois, en septembre et octobre, 40,000 bateaux ne faisaient autre chose que « prendre le hareng ; » 500 grosses nefs s’employaient à le recueillir ; sur la côte de Scanie, on le salait. 300,000 hommes vivaient de cette industrie, et, grâce à leur labeur, l’Allemagne, la France, l’Angleterre, d’autres pays plus éloignés encore « se trouvaient repus en carême. » Voilà ce que nous apprend, dans son naïf et pittoresque langage, « le vieux pèlerin » qui errait vers l’année 1380 sous ces latitudes.

A la vue de cette manne, plus sûre dans ses promesses que le grain de blé confié à la terre, l’antique piraterie laissa tomber ses armes. Les rivages de la Baltique n’avaient pas encore de moissons que déjà la mer qui les baigne se montrait couverte de pêcheurs. C’est ainsi que commença la fortune de Lubeck, qui, par sa position, se trouvait dotée d’un accès facile aux salines d’Oldesloe et de Lunebourg. Le commerce des grains porta bientôt cette fortune à son apogée.

Une prospérité si soudaine ne pouvait manquer d’exciter l’envie. Fière de ses richesses et de la protection impériale, Lubeck résolut d’opposer la force aux prétentions des Danois et des Norvégiens. Deux autres villes, séparées de Lubeck par toute la presqu’île du Jutland, partageaient les profits de la florissante cité. Les navires de Brème, les vaisseaux de Hambourg apportaient dans la Trave les marchandises qui, de tous les points de l’Allemagne et de l’Italie, se rassemblaient à Bruges. Lubeck leur livrait en échange une partie des divers produits que ses marins se chargeaient d’aller récolter Jusqu’au fond du golfe de Finlande. Ces trois cités avaient les mêmes ennemis et des intérêts identiques ; elles cherchèrent leur sécurité dans l’association. Le contrat qui les lia, vers l’année 1241, devint l’origine de la célèbre ligue avec laquelle les plus