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les plus graves eurent à peine le don d’interrompre, les produits de l’Orient et de l’Occident, ceux du midi et du nord. Chaque année, aux premiers jours du printemps, une immense caravane s’ébranlait pour rayonner de Venise vers tous les points de la Méditerranée. Une portion considérable de cette flotte prenait la direction de l’Océan. Avant de franchir le détroit de Gibraltar, elle touchait à Manfredonia, à Brindes, à Otrante, à Messine ; elle faisait escale à Tripoli, à Tunis, à Alger, à Oran, grossissant peu à peu ses cargaisons sur la route. Entrée dans l’Océan, elle serrait d’aussi près que possible les côtes de l’Andalousie, du Portugal, de la Galice et de la Biscaye ; elle s’accrochait ensuite aux rivages de la Fiance, multipliant à dessein ses étapes, prenant mille précautions pour n’être pas entraînée au large. Elle arrivait enfin, soit au port de l’Écluse, soit à l’embouchure de l’Escaut. Elle n’allait pas plus loin. A Anvers comme à Bruges, le placement de ses marchandises était assuré ; les chargemens de retour se trouvaient déjà prêts. Les vaisseaux de Lubeck, de Hambourg et de Brème étaient venus des embouchures de la Trave, de l’Elbe et du Weser au rendez-vous que la reine de l’Adriatique leur avait assigné.

Quelle était donc cette marine rivale, assez puissante pour mesurer à Venise sa tâche et son domaine, assez active pour accomplir à elle seule tous les transports qu’elle s’était réservés ? On la vit naître le jour où les chevaliers teutoniques, revenus d’Asie à la fin des croisades, reprirent l’œuvre de Charlemagne au point où ce grand civilisateur l’avait laissée, le jour où, s’établissant sur les bords de la Baltique, l’ordre nouveau s’unit en 1237 aux chevaliers porte-glaives pour faire reculer pas à pas le monde païen. A dater de ce moment, aussi important dans l’histoire de la navigation que dans celle de l’humanité, la longue péninsule, jadis occupée par les Cimbres, cessa de marquer la limite extrême où venaient s’arrêter les vaisseaux. De vastes territoires avaient été mis en culture. On ne tarda pas à en écouler vers les cités industrieuses des Flandres les principaux produits : le blé et les bois de charpente. Ce n’étaient là que les produits du sol ; la mer en gardait d’autres dont nous ferons sans peine apprécier la richesse. Qui ne sait en effet avec quel religieux scrupule le moyen âge observait les prescriptions Un carême ? Le poisson étant devenu pour tous les peuples chrétiens une denrée de première nécessité, la récolte annuelle du stock-fish) de la morue pêchée sur les côtes de la Norvège et sur celles de l’Islande, occupa dès le XIe siècle une grande place dans l’alimentation de l’Europe[1]. L’exploitation des bancs de harengs,

  1. « La morue, nous apprend Sébastien Cabot, se pêche en hiver, et on la fait sécher à l’aide du grand froid qui règne sur les côtes de l’Islande. Ce poisson séché est si dur que, pour le manger, il faut le battre avec des marteaux de fer sur des pierres qui aient elles-mêmes la dureté du marbre. On le met ensuite à tremper un jour ou deux dans l’eau et on l’apprête alors avec du beurre de vache. » (Légende de la mappemonde de 1544. Tabula prima, n°9.)