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combat. À chacun son rôle ; l’artillerie engage l’action, et si elle n’en amène pas le dénoûment, l’éperon porte le coup de grâce : c’est le poignard de miséricorde. Dans un premier moment d’engouement, les Russes avaient fait construire en Angleterre un bâtiment à deux éperons, l’un à l’avant, l’autre à l’arrière. Ils n’ont pas persévéré dans cette voie d’exagération, qui, dans tous les cas, eût rendu le voisinage d’un tel navire excessivement dangereux dans une escadre. Il ne faut pas jouer avec une arme pareille. L’escadre russe en avait senti le péril dans ses exercices de 1869. Le signal d’un changement de flanc avait été hissé par ordre du commandant en chef, et tous les capitaines s’étaient mis en mouvement pour accomplir cette manœuvre, lorsque la batterie cuirassée Kreml heurta l’Oleg, une frégate en bois évoluant dans le voisinage, la frappa involontairement de son éperon. Ce choc, fort mitigé, suffit pour crever la frégate, qui s’enfonça d’abord par l’avant, puis par l’arrière, se coucha enfin sur le côté et disparut en moins d’un quart d’heure. Le commandant du Kreml fut blâmé par le conseil de guerre. Cet événement contribua sans doute à calmer l’effervescence nationale et ne fut pas sans contribuer à prouver que, s’il ne faut pas s’en remettre à l’éperon seulement pour décider du sort des combats, ce n’en est pas moins une arme formidable dont il importe de savoir se servir contre les ennemis, pour éviter d’en faire usage contre les siens par défaut d’habitude ou d’exercice.

La Russie en était arrivée au point où ses regards et ses aspirations pouvaient se tourner vers la haute mer. Elle avait procédé avec discernement et sans trop de hâte. Elle avait pourvu d’abord à l’organisation de sa défense sur la frontière de terre et sur les côtes. L’heure était propice pour compléter la transformation de sa marine par la construction de navires de guerre puissamment armés, cuirassés, faits pour tenir la mer et propres à la grande navigation. Elle ne possédait encore que deux de ces bâtimens, anciennes frégates dont la construction en bois avait été interrompue et qu’on avait transformées en frégates blindées. C’étaient le Sébastopol et le Pétropavlosk, bâtimens à hautes murailles d’après le modèle des premiers cuirassés de la France et de l’Angleterre. À peine mis à l’eau, ils étaient déjà fort arriérés, tant sont rapides les transformations successives de la marine cuirassée. Autrefois les types de navires de guerre étaient peu nombreux. Les flottes étaient classées en bâtimens de ligne, essentiellement destinés à combattre en ligne, et bâtimens non de ligne, c’est-à-dire impropres à figurer en bataille rangée. Il y avait des vaisseaux à deux et à trois ponts, des frégates de premier et de deuxième rang, des corvettes plus ou moins bien armées. Après venait la foule des bricks, des transports et autres navires de flottille ayant chacun leur destination