Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/682

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au gouvernail avec une sensibilité extrême, et surtout un coup d’œil prompt, des nerfs d’acier, une résolution rapide et inflexible. Le choc d’un grand navire jeté contre un autre à toute vitesse peut causer la perte de l’assaillant. Les deux adversaires peuvent sombrer ensemble. Le capitaine doit donc avoir une fermeté à toute épreuve, les officiers et l’équipage un dévoûment absolu, une entière confiance dans leur chef. Les mêmes qualités sont indispensables pour éviter le choc quand on ne veut ni le recevoir ni l’infliger. L’exercice ne suffit pas pour les donner, et, le courage étant égal des deux parts, le succès sera pour le mieux doué des deux commandans. Toutefois l’exercice peut développer les dons de nature, et l’habitude de manœuvrer ensemble peut créer cette confiance mutuelle, si nécessaire au succès d’une manœuvre dangereuse. Les exercices de l’escadre en 1869 furent donc dirigés dans ce sens. Des canonnières furent mises à la disposition du commandant en chef. On les avait garnies d’un bourrelet de fascines qui entourait et protégeait la chaloupe ; on y avait ajouté un éperon en bois monté sur un châssis mobile. Tous les capitaines de l’escadre devaient commander ces embarcations à tour de rôle et par ordre de numéros tirés au sort. Ils en conservaient la direction jusqu’au moment où ils étaient abordés par un adversaire. Deux de ces chaloupes étaient réunies bord à bord au même point de départ. Au signal donné, elles s’éloignaient à droite et à gauche. Décrivant de grands cercles, elles revenaient l’une sur l’autre et cherchaient à se toucher. L’adresse consistait à éviter le choc de l’adversaire, tout en s’efforçant de l’éperonner soi-même. L’escadre tout entière, formée en carré, assistait à cette lutte courtoise et notait les coups. Le plus souvent, les embarcations ne parvenaient pas, dès les premières passes, à frapper l’adversaire. Lorsqu’enfin elles y réussissaient, le choc était plus ou moins heureux. Quelquefois elles n’atteignaient le but qu’après une longue poursuite ; quelquefois le choc arrivait par l’arrière ou bien était très faiblement imprimé par la hanche de l’embarcation. Dans un combat réel, c’eût été une sorte de frôlement sans effet. Rarement, dans tout le cours des évolutions, l’une des canonnières engagées put être accostée franchement, comme l’amiral Tégéthoff avait abordé le Re d’Italia. On attachait pourtant une très grande importance à ces tournois. Le prince Constantin y assista. L’empereur Alexandre lui-même y vint présider. L’escadre fut félicitée, et le commandant en chef récompensé par la dignité d’aide-de-camp général.

Ces manœuvres parurent néanmoins refroidir un peu l’enthousiasme de l’Europe. La bataille de Lissa avait déjà démontré combien elles étaient délicates. Évidemment il eût été dangereux de trop compter sur ce moyen d’attaque. L’artillerie, un moment