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de quoi Cavour trouvait encore le moyen de s’occuper ? A son passage à Pressinge, il avait pris un gros livre sur la Philosophie de l’histoire, de l’Anglais Buckle, et il le lisait, ma foi ! fort bien. Six semaines après, il s’excusait de ne l’avoir pas renvoyé ; « c’est que, disait-il, j’ai voulu le lire d’un bout à l’autre : entreprise qui n’est pas si facile lorsqu’on a deux portefeuilles sur les bras. Malgré son manque d’ordre, sa longueur, son défaut de clarté, ce livre mérite d’être lu, car il marque à mon avis dans l’esprit anglais une évolution qui aura nécessairement des conséquences très remarquables. Si je n’étais pas ministre, je tâcherais de faire un article sur ce livre… » Voilà au moins un homme qui avait du temps pour tout !

A la vérité, Cavour, étant ministre, se trouvait dispensé d’écrire un article sur Buckle. Pour le moment, il avait d’autres affaires ; il était tout entier aux combinaisons qu’il venait de nouer, aux espérances qu’il avait le droit de concevoir. Il était revenu de Plombières, remis de toutes ses fatigues, gardant le silence sur ce qu’il ne pouvait pas dire, mais respirant la vie, rayonnant et inspirant partout la confiance. Il passait cet automne de 1858 à compléter son œuvre ; il envoyait à Paris le mémorandum qu’il avait préparé, qui résumait les idées échangées à Plombières et où l’empereur ne trouvait du reste que quelques détails de peu d’importance à modifier. Durant ces mois, le jeune messager de Cavour, M. Nigra, était entre Turin et Paris la diplomatie vivante et voyageuse, transmettant les paroles de l’un à l’autre avec autant de fidélité que d’intelligence. De là sortait un traité secret d’alliance offensive et défensive entre la France et le Piémont ; jusque-là il n’y avait eu que des conventions verbales. En réalité, entre Cavour et l’empereur l’accord était complet, et il se manifestait même par un incident qui semble étrange aujourd’hui. Le prince-régent de Prusse venait de mettre à la tête des affaires à Berlin le prince de Hohenzollern ; Cavour avait l’idée, et en cela il s’entendait avec Napoléon III, d’envoyer en Allemagne le marquis Pepoli, que des liens de parenté unissaient au nouveau chef du cabinet prussien aussi bien du reste qu’aux Napoléon. Le marquis Pepoli, qui avait pris ses instructions à Paris comme à Turin, était chargé de flatter la Prusse, de réveiller ses ambitions, de la détacher de l’Autriche et de l’attirer dans l’alliance qu’on venait de nouer. Le prince de Hohenzollern déclinait ces ouvertures, il répondait par de vagues paroles de sympathie accompagnées de protestations de respect pour les traités. Une tentative de ce genre poursuivie en commun n’était pas moins une expression singulière de l’intelligence croissante entre les alliés de Plombières.

Un seul point était resté indécis dans ces arrangemens qu’on