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la combinaison qui tranchait la question de Bolgrad d’une façon favorable à la Russie, acceptable pour l’Angleterre. L’empereur s’était servi utilement de Cavour pour sauver, comme il le disait, l’alliance anglo-française sans refroidir la Russie, et, ce que le Piémont avait fait, Napoléon III le considérait comme un service personnel. Peu de jours après, le comte Walewski disait à M. de Villamarina : « L’empereur m’a chargé de témoigner sa reconnaissance et sa satisfaction au comte de Cavour ainsi qu’à vous, et de vous dire de sa part, entendez bien ses paroles, que tout ceci ne sera pas perdu, qu’il ne l’oubliera jamais. » M. de Villamarina, qui représentait le roi Victor-Emmanuel à Paris, était chargé de cultiver ces dispositions, et vers cette époque il écrivait à Turin : « Napoléon a besoin de temps pour conduire à bonne fin ses projets favorables à l’Italie. Permettez-moi donc, monsieur le ministre, de faire les vœux les plus ardens pour que les Italiens ne compromettent pas par des mouvemens intempestifs l’avenir que la Sardaigne a su leur préparer par ses sacrifices sur les champs de bataille et par ses succès au congrès de Paris. Pour aujourd’hui, il faut avoir de la prudence, de la patience, et attendre que les événemens aient leur cours. Il faut montrer une grande confiance dans la politique personnelle de l’empereur, ne pas lui créer d’embarras… Napoléon et le temps sont pour nous et pour l’Italie : je le soutiens, dussé-je à l’heure présente être tenu pour un visionnaire… » Ces Italiens voyaient clair !

Ce qui rendait tout difficile, c’est que cette France de 1857, dont Cavour recherchait et espérait l’alliance active, se trouvait pour le moment dans des conditions, étrangement compliquées. Il y avait tout à la fois un souverain favorable à l’Italie, ayant une politique personnelle qu’il poursuivait dans le mystère, — des ministres qui semblaient pratiquer quelquefois une autre politique et que le souverain laissait faire ; puis à côté, en dehors des régions officielles, dans la société parisienne, dans l’ancien monde parlementaire, il y avait une certaine opinion émue des manifestations du congrès au sujet de Rome, hostile à l’empire, assez peu sympathique pour l’Italie. Cavour savait tout cela, et si naturellement sa première préoccupation devait être pour le taciturne couronné de qui tout dépendait, il ne laissait pas d’avoir chaque jour à se débattre avec ces élémens discordans, ces conflits d’influences, ces difficultés intimes qui étaient un des phénomènes du régime intérieur de la France, qui pouvaient à un instant donné détourner ou ralentir la volonté du souverain. De plus il n’ignorait pas que cette alliance de l’empire, si elle devenait une prépotence, pouvait être un péril ou une menace pour les libertés constitutionnelles à Turin.