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d’agrément ; le sentiment pratique, si développé, si sûr en lui, s’alliait à la grandeur, à l’étendue des conceptions, et cette nature heureuse, enjouée, libérale, impétueuse, fascinatrice, devenait irrésistible : elle entraînait amis, dissidens, adversaires.

Les discours sans nombre par lesquels Cavour soutenait sa politique et qui restent comme le monument d’un règne parlementaire, ces discours répétaient son caractère et son esprit. Cavour n’était point né précisément avec le don de la parole, et même au commencement il avait eu quelque peine à se faire écouter, Il avait une voix assez aigre, un ton un peu âpre que la lutte n’avait point adouci, et il a toujours gardé une toux légère qui voilait par instans la recherche de l’expression, dont il savait s’aider à propos. Il avait eu d’ailleurs à s’accoutumer au langage italien, et, avec sa prétention à l’ignorance littéraire, il se faisait quelquefois un jeu de consulter ses amis sur la correction d’une phrase, mais il était bientôt devenu le premier debater du parlement piémontais, enchaînant l’attention par la sûreté de ses vues et la précision substantielle de ses exposés, séduisant par l’habileté ingénieuse de son raisonnement, redoutable par la vivacité sarcastique de ses reparties. D’habitude il laissait la discussion se développer et les orateurs se succéder, tour à tour agité, impatient ou paraissant écouter avec une bonhomie souriante et mobile, car chez lui tout était vie et mouvement. Quand la discussion semblait épuisée, quand tout le monde avait parlé, il intervenait par un de ces discours décisifs qu’il n’écrivait jamais, qu’il se bornait à préparer par une méditation de quelques heures, se fiant pour le reste à l’improvisation, en homme maître de sa pensée. Cavour s’emparait d’une question qu’il relevait et simplifiait à la fois, répondant aux uns et aux autres sans interrompre l’ordre de ses idées, mêlant la supériorité, la nouveauté des vues à la précision et à l’abondance des faits : tout cela dans le langage le plus naturel, sans déclamation, sans artifice littéraire, avec une clarté de logique et de démonstration qui laissait ses adversaires vaincus, ses amis plus que jamais captivés et confians, l’opinion satisfaite et rassurée. Était-ce un homme d’éloquence ou d’esprit ? C’était essentiellement un politique à la nature fertile, se servant de l’esprit et de la parole, orateur pour agir, embrassant tout, habile à dégager ce qu’il y avait de réalisable et à saisir le point juste, s’agrandissant lui-même en agrandissant la sphère de son action et se trouvant toujours à la hauteur des situations que son génie inventif créait, des difficultés que son audace ne craignait pas de provoquer.

Le régime parlementaire n’était nullement en effet pour Cavour un vain retentissement de parole ou une mesquine stratégie de parti ; c’était un levier d’action et de gouvernement, un moyen