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honorablement leur vie ; le pays, en somme, se moralisait par le travail, et la comparaison qu’a pu faire la génération qui a suivi notre départ n’était pas en faveur de la Porte. Dans la seule province de Knin, on avait obtenu ainsi douze mille terrassiers : six mille opéraient pendant quinze jours, et les six mille autres se livraient à la culture ou à leurs travaux habituels. Divisés en nombreuses escouades sous le commandement d’un sergent ou d’un chef civil choisi par l’autorité, on leur désignait leur tâche et, outre leur salaire, au moins égal à celui qu’ils retiraient en temps normal de l’emploi de leurs journées, on leur donnait un pain de munition et deux rations chaque soir. La route qui va de Czettigna à Crésimo en Bosnie a été exécutée dans ces conditions, et c’est avec un certain sentiment de satisfaction que le Français qui parcourt à cheval ces rudes passages qui mènent de la Dalmatie en territoire turc, lit le numéro du régiment de ligne qui a exécuté ce travail et la date 1806 encore gravés sur le rocher.

Les provinces de la Bosnie et de l’Herzégovine, détachées du reste de l’empire, entièrement dépourvues de routes, très montagneuses et du plus difficile accès, sont exposées de ce fait à une sujétion qui vient s’ajouter à toutes celles que l’état et les propriétaires de la terre imposent à ceux qui la cultivent. Une colonne de troupes se rend d’un point à un autre, passant des frontières de Servie à celles de l’Autriche, de la Roumélie en Bosnie ou aux frontières de Monténégro : l’état, en pareil cas, exerce sur chaque individu qui possède un cheval un droit de réquisition pour le transport du matériel ou même pour celui du soldat. Les chevaux, ânes et mulets employés dans cette circonstance, emmenés souvent loin de la résidence de leurs maîtres, qui sont tenus de les suivre, ne résistent point à la peine, surmenés par les musulmans qui n’ont nulle cure du dommage qu’ils vont causer au raïa. L’homme et l’animal sont l’objet du plus brutal traitement, beaucoup en sont les victimes, et le chrétien qui n’a pas même à son service une bête de transport doit prêter ses épaules et prendre sa part du fardeau. C’est là le dur impôt qu’on désigne sous le nom de komore, source de bien des maux, car il entraîne la perte du temps, la dépréciation de l’animal, et dans la pratique, des sévices sans fin exercés par le soldat musulman ou par l’aga, qui n’a nulle responsabilité et se considère toujours comme en pays conquis.

Avec le consul de France à Raguse, j’ai assisté en temps de paix, c’est-à-dire dans des conditions tout à fait normales, au transport de canons que l’autorité turque, après avoir eu l’assentiment du gouvernement de Vienne, envoyait de Trébigné à Gravosa pour les embarquer dans le port autrichien. Cette route qui mène de Borgho Plocce à Trébigné est des plus arides et des plus tourmentées ;