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avantages attachés à fa foi de l’islam, ou conserver ceux qu’ils allaient perdre en restant chrétiens.

Telle est l’origine des trois classes qui habitent encore aujourd’hui le territoire. Les renégats eurent la plénitude des droits des citoyens musulmans, les chrétiens fidèles ne jouirent que d’une assimilation incomplète et limitée, et, devenus tributaires, ils durent payer l’haràc. Par rapport à l’osmanli, leur vainqueur, les habitans de Bosnie qui composaient la basse classe, celle des colons, étaient des raïas (troupeau), et, dans les documens officiels, cette dénomination, comme celle de tébah (sujet), s’étendait à tous les sujets de l’empire du sultan ; mais peu à peu on attribua au mot lui-même une signification injurieuse, méprisante, et le raïa, désigna définitivement le seul prolétaire de religion chrétienne, à quelque rite qu’il appartînt.

On comprend déjà quelle infériorité politique et sociale crée cette situation, et l’on conçoit que de telles origines aient été pour les générations qui se sont succédé un grief perpétuel héréditaire. On verra de plus que, quel que soit l’esprit de conciliation dont l’osmanli pourrait être animé, il y a, s’il est croyant, une incompatibilité réelle entre ce que lui prescrit sa foi et ses sentimens de tolérance. Selon la lettre même du Koran, le contact du chrétien, fût-il involontaire, imprime une souillure. Un tel préjugé, battu en brèche par le progrès des idées modernes, et qui, dans la pratique de la vie politique ; condamnerait le musulman à l’isolement, n’en reste pas moins pour les fanatiques une barrière infranchissable entre eux et les raïas, et un obstacle légal à la fusion nécessaire. Il faut savoir que ces descendans des Serbes, habitans de la Bosnie et de l’Herzégovine, convertis à l’islamisme lors de la conquête, comme s’ils voulaient justifier leur conversion à la religion du vainqueur par l’ardeur des convictions, pratiquent l’islamisme avec une rigueur beaucoup plus grande que les musulmans d’en bas. L’osmanli lui-même, c’est-à-dire le musulman des provinces du midi, est presque un giaour pour le Bosniaque, surtout s’il porte les habits européens et ne conserve que le fez, suivant la mode de Constantinople. Le Bosniaque, lui, est un Turc dans le sens qu’on attribue chez nous au vieux parti turc, et le voyageur constate avec étonnement que ce mot, qu’il applique indifféremment à tous les sujets musulmans de la Porte, manque absolument de propriété lorsqu’il désigne un Rouméliote ou un Andrinopolitain. Deux pays au monde offrent seuls l’exemple de races européennes professant l’islamisme, la Bosnie et l’Albanie ; mais le contraste est grand entre les deux provinces. L’Albanais est indifférent en matière religieuse : subjugué par les Ottomans, il a embrassé leur foi pour se faire accepter par eux ; le Serbe de Bosnie, au contraire, n’a vu dans la conversion à l’islamisme qu’un