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trouvèrent à leur arrivée, soit les gouverneurs grecs installés, soit du moins la domination arabe affermie depuis si peu de temps que l’influence grecque était encore dominante. Aussi, dans toutes ces contrées, les légendes grecques furent-elles seules admises sur leurs monnaies pendant les premiers temps de la conquête, et Baudouin, Boémond et Tancrède estropièrent et dénaturèrent sans scrupule leurs noms glorieux pour les plier à l’orthographe baroque du bas-grec du XIIe siècle. Plus au sud au contraire, à Beyrouth, à Jaffa, à Jérusalem surtout, les croisés trouvèrent la conquête musulmane plus solidement établie. Ils adoptèrent immédiatement dans ces contrées l’usage des légendes en langue latine, seules usitées à cette époque pour l’épigraphie monétaire d’Occident.

On peut compter au nombre des plus anciennes monnaies de la croisade celles que fit frapper Tancrède à Antioche, lorsque la captivité du prince Boémond eut mis entre ses mains la régence de la principauté. Les légendes de ses monnaies sont en langue grecque. Le pieux guerrier immortalisé par la Jérusalem délivrée conserve sur ses monnaies les légendes en usage à Byzance et s’intitule, en hellénisant son nom : Tankridos, serviteur du Seigneur ; mais après cette formule, pleine d’humilité chrétienne, on imaginerait malaisément sous quel bizarre costume figure sur ces mêmes monnaies l’effigie du prince croisé. Il y apparaît de face, vu jusqu’à mi-corps, portant une grande épée haute ; sa barbe est longue et descend en pointe sur sa poitrine, ses épaules sont revêtues d’une ample robe tout ornée de pierreries, et, chose plus extraordinaire, sa tête est couverte d’un large turban que surmonte la croix. Ce turban n’est autre chose que la keffieh, le vaste et léger châle syrien, qui était alors, comme il l’est aujourd’hui, l’indispensable coiffure de ces climats torrides. On sait en effet que les croisés, peu accoutumés à supporter sous leurs pesantes armures et leurs casques d’acier poli les ardeurs du soleil asiatique, durent, presque aussitôt arrivés en Syrie, adopter cet appareil protecteur, qui devait être un jour l’origine du lambrequin héraldique. Ils le mirent par-dessus le casque ou le heaume, et ce ne devait pas être un des moins curieux spectacles de ces expéditions que tous ces guerriers bardés de fer, cheminant sur leurs grands palefrois le long des sables brûlans de la mer de Phénicie, revêtus de la cotte de mailles et du heaume d’Occident surmonté de cette vaste pièce d’étoffe aux vives couleurs, de ce turban dont les dimensions si réduites aujourd’hui ne peuvent plus donner une idée même éloignée. La plus grande partie des croisés adoptèrent également avec empressement, en dehors des heures de marché ou de combat, l’usage de ces amples vêtemens flottans si nécessaires à l’hygiène des pays chauds, et dont les monnaies de Tancrède nous fournissent un remarquable exemple.