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décriées et à les échanger avec une perte énorme contre les nouvelles. Il pouvait obliger tout étranger venant commercer dans ses domaines à échanger la monnaie foraine dont il s’était muni contre la sienne, et cela avec une perte considérable dont seul il fixait le taux à son bon plaisir ; qu’on se figure ce que devait être cette dernière vexation à cette époque du moyen âge, alors que, dans bien des provinces, chaque localité, chaque baronnie, presque chaque château entouré d’un groupe de maisons vassales, possédait sa monnaie particulière.

En arrivant en Syrie, les premiers croisés se hâtèrent donc de frapper monnaie à l’exemple de tous leurs contemporains. Le premier d’entre eux dont nous possédons des monnaies est ce Baudouin, un des chefs les plus illustres de la première croisade, qui ne fut comte d’Edesse que pendant un temps fort court. On sait qu’il abandonna bien vite sa nouvelle comté des bords de l’Euphrate pour aller ceindre à Jérusalem la couronne de terre-sainte, et cependant les monnaies dont nous venons de parler ont été frappées par lui comme comte d’Edesse.

C’est bien une des plus incroyables aventures de la première croisade que cette conquête d’Edesse et de son territoire par le jeune et ambitieux prince croisé, conquête dont le vieil évêque Guillaume de Tyr nous fait le récit avec une naïve simplicité. Baudouin, qui s’était croisé avec une grande partie de la chevalerie de son pays, et qui avait pris une part glorieuse aux premiers combats des pèlerins, quitte à Marésie la grande armée latine marchant sur Antioche. Escorté de 200 cavaliers seulement que suivaient de loin un millier d’hommes d’armes, il se dirige rapidement vers l’est, se jette à corps perdu en plein pays ennemi, s’empare des villes, des forteresses, conquiert toute la contrée jusqu’à l’Euphrate et délivre les populations chrétiennes du joug arabe ; puis, continuant sa course folle, il n’hésite pas à traverser le grand fleuve asiatique et marche droit sur la lointaine cité d’Edesse. Cette ville obéissait encore aux empereurs de Byzance et se trouvait en grand péril, isolée de toutes parts au milieu de la conquête musulmane. Le bruit des exploits de Baudouin vint aux oreilles du vieux gouverneur grec ; il l’appela à son secours, et quelques jours après le prince croisé entrait dans Edesse, après avoir parcouru l’espace considérable qui sépare l’Euphrate de cette ville à la tête de 20 cavaliers seulement. La nouvelle de cette conquête extraordinaire se répandit aussitôt ; tous les traînards, tous les aventuriers de la grande armée, chevaliers, écuyers, nobles et vilains, tous ceux qui étaient fatigués de souffrir et pressés de jouir, abandonnant la route de Jérusalem et le siège d’Antioche, où la peste décimait les pèlerins, accoururent à Edesse. En deux mois, toutes les villes au-delà de l’Euphrate et