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I

Lorsque les premières armées de la croisade se mirent en marche pour la terre-sainte, leurs chefs, les principaux Chevaliers, emportèrent avec eux la monnaie de leurs pays respectifs, et, comme l’élément français dominait parmi eux, ce furent surtout des monnaies françaises qui servirent aux premières transactions des croisés. A chaque expédition de terre-sainte, à chacun de ces nouveaux départs, moins importans, mais qui se répétaient à intervalles de plus en plus rapprochés dans tous les ports d’Occident, le même fait se renouvela, et, bien qu’alors les princes chrétiens devenus souverains en Orient se fussent mis depuis longtemps à frapper monnaie, l’argent d’Occident continua d’affluer sur la route du Levant. De là ces découvertes fréquentes que l’on fait en Syrie et jusque sur les bords de l’Euphrate de deniers appartenant à nos anciens rois ou barons de France. Parmi ces monnaies laissées par les croisés, on retrouve le plus souvent celles que le vieux chroniqueur Raymond d’Agiles énumère avec précision : ce sont les monnaies du Mans, de Chartres, du Poitou, de Dol et de Gien, et le fait le plus intéressant que révèle l’abondance de ces pièces est moins sans doute l’affluence de croisés manceaux ou poitevins que la preuve du crédit dont les monnaies de ces ateliers jouissaient en Occident. Les deniers de Lucques, également cités par Raymond d’Agiles et qu’on retrouve fréquemment aussi en Orient, y ont été apportés par les nombreux guerriers italiens de la croisade. Outre les espèces citées, on en rencontre encore une foule d’autres en Orient : des monnaies féodales frappées par tous les barons de France, depuis la Flandre et l’Artois jusqu’à la Provence, jusqu’aux comtés de Toulouse et de Béarn.

N’est-il pas curieux de découvrir aux rives du Jourdain, sous les décombres d’Edesse ou de Jérusalem, dans les ruines de ces glorieux châteaux du Karak des chevaliers ou de la Pierre du désert, placées comme des sentinelles perdues à l’entrée de l’immense Asie, un humble denier, une vulgaire obole, frappés dans quelque obscure seigneurie des bords de la Loire ou des vallons de Bretagne, à Gien, à Guingamp, ou sur le flanc des Pyrénées, à Melgueil ou à Morlaas-de-Béarn ? Quelle histoire émouvante, bizarre, presque toujours tragique, pourraient raconter ces petites pièces laides et mal frappées qui du beau et lointain pays de France sont Venues terminer leur destinée sous les débris de quelque forteresse de terre-sainte pour reparaître après huit siècles d’oubli et être vendues par les brocanteurs indigènes aux touristes de Londres ou de New-York ! Quelle longue et pénible odyssée que celle de ces petites pièces apportées dans l’escarcelle du pauvre clerc ou du