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un grand effet, et combien les sacrifices lui coûtent peu, quand il lui plaît de se les imposer. Un artiste d’un talent si vigoureux, si original, peut se dispenser de prouver qu’il est né virtuose, et il doit laisser à d’autres le plaisir d’étonner la galerie. Le célèbre publiciste se présente à nous vêtu de noir, assis à une table longue couverte d’un tapis bleu foncé ; il a devant lui un buvard et une écritoire et il tient une plume à la main. Cette main qui tient la plume et l’autre qui est posée sur la table sont d’une exécution merveilleuse. La figure est vivante, elle respire ; il y a de la pensée et de la volonté dans le regard, un accent de lumière des plus heureux fait valoir le front et la bouche. Ceux qui ne connaissent M. de Girardin que pour l’avoir rencontré dans le monde n’ont pas compris que le peintre lui eût donné un teint si fortement coloré. Cela s’explique pourtant ; tout dépend des heures et des circonstances, et voici ce qui est arrivé. M. de Girardin déjeunait, on est venu l’avertir que le prote était là, demandant de la copie. Il n’a pas plus hésité qu’un bon cheval de trompette qui entend le pétillement de la fusillade ; il s’est levé, a jeté sa serviette sur sa chaise, et il a couru dans son cabinet de travail, où il achève son article. Comment s’étonner que le sang lui monte aux joues ? On pourrait écrire au bas du cadre : l’imprimerie attend.

La plus cruelle épreuve que les portraitistes aient à subir est la nécessité où on les met de faire de temps à autre des portraits officiels. Quelle souffrance pour un peintre que de s’entendre dire : — Voici un uniforme, un pantalon rouge, un grand cordon d’un autre rouge, une écharpe tricolore, des épaulettes dorées, des paremens et un chapeau galonnés ; vous allez peindre tout cela, et vous verrez à ce que votre peinture ne soit ni froide, ni solennelle, ni criarde, ni ennuyeuse. C’est un problème bien ardu ; Mlle Jacquemart l’a résolu cette année, en représentant en pied le général de Palikao. Elle n’a cependant rien dissimulé, rien escamoté. Son talent consciencieux ne sait pas tricher ; elle pourrait dire de chacun de ses ouvrages : « Ceci est une œuvre de bonne foi. » Comment s’est-elle tirée d’affaire ? Elle a si bien travaillé le visage du général, elle l’a si bien éclairé, elle a mis dans l’expression de la bouche et des yeux tant d’accent et de caractère que ce visage nous oblige à oublier les épaulettes et le pantalon rouge. On reproche à Mlle Jacquemart de ne pas assez ruser avec ses modèles ; le talent peut se passer de ruses. Impatient de savoir comment était faite la dauphine, le roi Louis XIV avait dépêché à sa rencontre Sanguin, « homme vrai et incapable de flatter. » — Sire, lui dit Sanguin à son retour, sauvez le premier coup d’œil et vous serez fort content.

Heureux les portraitistes à qui on met la bride sur le cou, qu’on