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Cette robuste luronne n’a jamais rêvé, et il n’est pas à craindre qu’elle se tue ; où en trouverait-elle le temps ? Elle a été mise au monde pour faire des petits, pour les nourrir et les fouailler. Ne lui cherchez pas querelle ; ses coups de poing assommeraient un bœuf. Contentez-vous de l’admirer, mais d’un peu loin, — car, soit dit entre nous, elle sent le poisson et elle en fait gloire.

Chose bizarre, quand on a regardé quelque temps le boudoir de M. Victor Clairin, on éprouve un vif plaisir à contempler la pêcheuse de crevettes de M. Antoine Vollon, et quand on a contemplé quelque temps la pêcheuse de crevettes de M. Vollon, on se prend à soupirer après le boudoir de M. Clairin ; ce qui prouve que l’homme n’est jamais content.


III

Parmi les visiteurs les plus assidus, les plus affairés du Salon, il faut compter les gens qui sont en peine de savoir par qui ils feront faire leur portrait. Ils vont au Palais de l’Industrie pour y choisir leur peintre, et ce choix est embarrassant ; on en confère avec sa famille, on en raisonne avec ses amis, on interroge, on consulte, et on finit par n’en faire qu’à sa tête. Le Salon est riche en beaux portraits, qui sont fort entourés, fort admirés, qui font des jaloux et des jalouses, et l’on peut prévoir que les portraitistes seront très occupés cette année.

C’est un dur métier que celui de portraitiste, non-seulement parce qu’il demande beaucoup d’étude et de talent, mais parce qu’il est grevé de servitudes souvent gênantes. Un médecin disait qu’il serait le plus heureux des hommes, s’il avait le droit de choisir ses malades ; les portraitistes n’ont pas le droit de choisir leurs modèles, ce sont leurs modèles qui les choisissent. Quand on est Holbein, on se tire toujours d’affaire ; mais Holbein était Holbein. Les modèles sont souvent des sujets ingrats, et de plus ils sont terriblement exigeans. Ils entendent qu’on les représente non comme on les voit, mais comme ils se voient eux-mêmes, et ils s’écrient : « Est-ce bien moi ? en tout cas, vous ne m’avez pas pris à mon avantage. Mon Dieu ! si vous le voulez, je ressemble bien un peu à cela ; mais je ne croyais pas manquer d’idéal à ce point, vous auriez pu tirer de moi un meilleur parti. » Rien n’est plus rare qu’un homme charmé de son portrait. On assure pourtant que M. Tourguéneff est satisfait du sien, qui n’est pas l’œuvre du premier venu ; M. Harlamoff est coloriste, et il a fait sortir de son pinceau une fort belle tête, une barbe blanche bien plantée ; mais est-ce bien là une tête de poète ? Reconnaissons-nous l’imaginatif et ironique auteur de Fumée ? En revanche, nous admettons sans peine que Mme de S…