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ce soit qui pût nous donner des idées de traverse, nous causer une coupable distraction ou servir à l’amusement de nos yeux. Il semble nous dire : — « J’ai voulu vous montrer dans cette petite fille agenouillée un phénomène de dévotion naïve, et, pour mieux la représenter, je me suis fait naïf moi-même ; faites-vous naïfs pour l’admirer. Tout le monde ici est simple d’esprit comme elle. Regardez plutôt ces arbres, ces terrains, cette herbe, ces moutons ; comme on voit bien qu’ils n’ont jamais pensé à mal ! Et candide aussi est ma perspective, ingénue est ma couleur ; je m’applique à l’éteindre, à la pâlir, à la décolorer, je crains toujours qu’il n’y en ait trop. Pour que vous entendiez mieux l’air que chante mon héroïne de sa petite voix flûtée, il faut que les instrumens se surveillent et l’accompagnent pianissimo. Il n’y a point de cuivres dans mon orchestre, et je mets la sourdine à mes hautbois. » Le panneau peint de M. Puvis de Chavannes est le chef-d’œuvre de l’art abstème ; sa peinture est une peinture macérée et mortifiée, qui prêche la continence, qui nous apprend à nous détacher de nous-mêmes et du monde. Geneviève, patronne de Paris, est une grande sainte, et M. Puvis de Chavannes est un artiste d’une incontestable valeur. Toutefois nous trouverions plus de charme dans sa manière si nous y trouvions un peu moins de parti-pris. Ce n’est pas tout d’être naïf, il faut l’être naïvement, et il y a près de quatre cents ans que les derniers naïfs de la peinture sont morts.

Le second des intransigeans dont nous parlons n’est point un ingénu volontaire, c’est au contraire un raffiné, qui d’année en année se raffine davantage. Ses tableaux sont de véritables visions ; le fantastique l’attire, l’absurde ne lui répugne point, il sacrifie toutes les vraisemblances à l’effet qu’il veut produire, il met au service de sa fantaisie une originalité de talent, une souplesse de main, une dextérité de pinceau vraiment étonnantes. Crescentini disait d’un chanteur : « Il chante bien, mais il ne me persuade pas. » Nous avouons notre faiblesse ; non-seulement nous trouvons que M. Gustave Moreau chante à ravir, mais il réussit souvent à nous persuader. Nous savons toutes les objections qu’ont soulevées ses deux tableaux, et cependant nous serions désolés qu’il ne les eût pas faits ; ce sont des péchés heureux, que beaucoup de gens vertueux seraient charmés d’avoir pu commettre. Elle est étrange assurément, cette toile qui nous représente Hercule et l’Hydre de Lerne. Ce site, ces rochers, cet amoncellement de cadavres, cette hydre horrible, dardant ses sept têtes, ce soleil rouge qui ressemble à une grosse lune, ces lumières et ces ombres arbitrairement distribuées, tout cela tient de l’hallucination et touche à l’extravagance. La facture est d’un précieux inouï, la couleur est trop cuite, presque confite ; mais quelle délicieuse confiture ! quel régal pour