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cette prude honteuse dont on se contentait, a disparu. De Médicis à Louis XIV, une autopsie sévère a caractérisé ce gouvernement de cadavres. » Et il termine en disant : « J’ai bu trop d’amertumes, j’ai avalé trop de fléaux, trop de vipères et trop de rois. »

Telle est la dernière page d’histoire qu’ait publiée de son vivant, à la date fatale de 1870, ce républicain deux fois précepteur de princesses. Cette préface a été mise par lui en tête de l’édition définitive de son histoire, comme étant le commentaire de son œuvre et l’expression réfléchie de sa pensée. On la laissera subsister, je l’espère, en tête des éditions suivantes, et le lecteur qui serait tenté comme moi de se laisser séduire par le charme des premiers volumes n’aura besoin que de la relire pour sentir son indignation contre les procédés de l’historien s’accroître de toute l’admiration que lui inspirera dans ses prémices le talent de l’écrivain.


VI

« Ce que l’avenir nous garde, Dieu le sait, disait Michelet dans la préface de son livre sur les Jésuites. Seulement je le prie, s’il faut qu’il nous frappe encore, de nous frapper avec l’épée. » Michelet eut la douleur de voir avant sa mort s’accomplir ce souhait, qui serait une impiété s’il n’était une déclamation. La guerre de 1870 l’affligea cruellement. A sa douleur patriotique se joignait l’amertume de la désillusion et peut-être aussi l’anxiété d’un certain remords. Il avait beaucoup aimé l’Allemagne et cherché à la faire aimer. Ses études d’histoire et d’érudition l’avaient mis en relation avec le monde des savans et des lettrés d’outre-Rhin. Il s’était laissé séduire à leur apparente bonhomie et il n’avait pas découvert ce que l’érudition des Dubois-Reymond, des Sybel, des Mommsen cachait de haine contre nous. « Pour moi, avait-il dit dans son Histoire de la réforme, lorsqu’en février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la révolution le saint drapeau de l’Allemagne, quand sur nos quais je vis passer son héroïque légion, et que tout mon cœur m’échappait avec tant de vœux, hélas ! inutiles, étais-je Français ou Allemand ? Ce jour-là, je n’eusse pas su le dire. »

Avec cette clairvoyance dont l’école révolutionnaire a toujours fait preuve dans les affaires de notre politique extérieure, il avait célébré l’unité de l’Allemagne, et au lendemain de la bataille de Sadowa il en était encore à raconter avec attendrissement qu’à Berlin, pour se délasser le soir, le conseil des ministres lisait Thucydide dans l’original. Rude fut le réveil, et il exprima sa déception naïve en adressant aux journaux des lettres plus patriotiques, mais,