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signifiait plutôt : j’ai soigneusement entretenu chez moi et chez les autres les passions, les petitesses, les sentimens envieux de la démocratie. Mais les ravages que cette maladie produit sur le bon goût, sur le talent, sur la dignité, sont encore aggravés lorsque ses accès se compliquent de l’éclosion d’une autre maladie non moins commune dans le monde de la littérature démocratique, et que j’appellerai la folie du moi. Comment désigner autrement ce delirium tremens de l’orgueil qui trouble la lucidité des intelligences et inspire à ceux qui en sont atteints les plus étranges illusions sur le rôle qu’ils sont appelés à jouer ? Par une coïncidence dont il ne serait pas malaisé d’expliquer l’apparente fatalité, ceux qui sont affligés de la première de ces deux maladies n’échappent presque jamais à la seconde. Les noms que je viens de citer en fourniraient au besoin la preuve. Peut-être, s’il faut tout dire, cette dernière maladie est-elle encore exaspérée par les remèdes qui dans la vie commune adoucissent ordinairement les autres : je veux parler des soins d’une affection conjugale dont les illusions et les exagérations respectables contribuent à entretenir le germe même de ce désordre cérébral. Quoi qu’il en soit, personne peut-être n’en a été atteint au même degré que Michelet. Son immense orgueil éclate à chaque page de ses dernières œuvres. Le juge le plus bienveillant n’a jamais parlé de lui en termes aussi enthousiastes que lui-même. Toute une littérature est née de l’Oiseau et de l’Insecte. L’Amour et la Femme « restent et resteront comme ayant deux fortes bases, la base scientifique, la nature elle-même, et la base morale, le cœur d’un citoyen. » Lorsqu’il commença son histoire, il trouva la patrie déplorablement effacée par le culte de la force, l’oubli du droit. Il a tout refait de fond en comble ; mais où le paroxysme de cette double affection du caractère et de l’intelligence arrive à l’état aigu, c’est dans la préface qu’il a mise en tête d’une nouvelle édition de son histoire. « La plus sévère critique, si elle juge l’ensemble de mon livre, n’y méconnaîtra pas les hautes conditions de la vie… relisant ce livre et voyant très bien ses défauts, je dis : « On ne peut y toucher. » Plus loin, il s’excuse modestement d’avoir fait passer ses lecteurs par des émotions trop vives. « J’ai défini l’histoire : résurrection. Si cela fut jamais, c’est au quatrième volume (le volume de Charles VI). Peut-être en vérité, c’est trop ! .. Les morts y dansent dans une douloureuse frénésie que l’on partage, que l’on gagne presqu’à regarder. Cela tournoie d’une vitesse étonnante, d’une fuite terrible, et l’on ne respire pas. » Nulle part aussi il n’a traduit en termes aussi grossiers sa haine pour la royauté : « Au XVIe et au XVIIe siècle, je fis une terrible fête. Rabelais et Voltaire ont ri dans leurs tombeaux. La fade histoire du convenu,