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ce qui fait la force même du sentiment national, cette part d’orgueil et d’illusion avec laquelle le plus obscur citoyen de la plus humble monarchie ou de la plus petite république juge l’histoire de son pays. Il est devenu l’ennemi de lui-même et il apporte des pierres à ceux qui veulent le lapider. Félicitons-nous donc d’avoir ainsi des alliés jusque dans son sein, et de trouver parmi eux des auxiliaires inconsciens pour notre œuvre de destruction et de haine. »

Ainsi parlerait ou sentirait notre jeune Allemand, et c’est là précisément ce qui doit nous inspirer une profonde tristesse, à nous tous qui aimons la France, la France d’hier comme la France d’aujourd’hui, à nous qui ne croyons pas que pour un pays la gloire suprême soit d’être un enfant trouvé, et pour un peuple d’avoir souillé les cendres de ses pères. Il n’y a pas à mes yeux d’entreprise plus antinationale et plus ingrate que de diviser ainsi en deux portions les annales de notre pays, et, au nom d’un siècle d’histoire, de jeter l’anathème à près de quatorze siècles. Le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui est étrange autant que douloureux : il présente un phénomène inconnu dans l’histoire des nations. Tandis qu’il n’y a pas un pays qui n’ait entretenu le culte pieux de ses antiques grandeurs, la France au contraire s’est prise en horreur elle-même et elle a maudit son passé. L’Angleterre conserve avec fierté le souvenir de la charte des barons et porte un amour aveugle à la mémoire de la Reine-Vierge. L’Espagne s’enorgueillit de ses Cortès et de Charles-Quint. L’Allemagne se pare avec pompe des souvenirs du saint-empire romain. Mais la France rougit d’elle-même et voudrait effacer les premiers livres de ses annales. Des historiens comme Michelet viennent fournir à ces passions ignorantes les alimens d’une érudition frelatée, et parmi ceux qui seraient capables de combattre contre lui à armes égales, personne n’a le courage d’élever la voix pour lui répondre. Quoi ! après que la politique persévérante de trois dynasties successives aura rattaché à ce petit noyau de l’Ile-de-France toutes les provinces qui s’étendent aujourd’hui depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’à celles de la Manche, on viendra nous parler « de la terrible instabilité du gouvernement monarchique » et dire que « de toute l’ancienne monarchie il ne reste à la France qu’un nom, Henri IV, plus deux chansons, Gabrielle et Marlborough. » Quoi ! parce que l’insouciance de Louis XV aura laissé perdre à la France des possessions moins importantes que celles dont elle s’est agrandie sous son règne, ou parce que des institutions qui avaient eu dans le passé leur utilité et leur grandeur auront subsisté au-delà du temps où elles pouvaient se justifier encore, on viendra nous dire « que le roi, c’est l’étranger, » et que « le passé, c’est l’ennemi. » Et au nom de quel