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titres. Il y a dans la Mer une belle description de la tempête, de fraîches peintures des prairies des Alpes dans la Montagne, mais on sent que la veine est épuisée et que l’auteur cherche à tirer des lingots d’or d’un filon où il n’y a plus que des parcelles.

Pas si épuisée cependant ! Un procès récent nous a donné le chiffre exact des bénéfices qu’avait procurés à Michelet la publication de ses livres d’histoire naturelle : 19,750 fr. l’Oiseau, 18,000 fr. l’Insecte, 25,000 fr. la Mer et 25,000 fr. la Montagne. A qui doivent revenir ces sommes, dont le chiffre élevé montre que Michelet, après avoir parlé avec dédain au début de sa carrière de la littérature industrielle, avait fini par en entendre assez bien les profits ? Cette question délicate a été débattue à plusieurs audiences du tribunal de la Seine, durant lesquelles tout le mystère de la collaboration de Mme Michelet aux œuvres de son mari a été dévoilé. Le mystère, à vrai dire, n’était pas bien profond ; mais cette collaboration n’en a pas moins perdu quelque chose de sa grâce secrète à être ainsi étalée dans le prétoire et traduite en revendications juridiques. On aimait à la deviner plutôt qu’à la connaître, à la voir proclamée avec reconnaissance par le mari, déniée avec modestie par la femme. Aujourd’hui le charme est envolé ; mais dans le mode de cette collaboration il y a encore de quoi piquer la curiosité. Dès le début, tout le monde a attribué à Mme Michelet ces pages d’une touche si délicate, d’un éclat si doux, qu’on devait retrouver plus tard dans les Mémoires d’un enfant, et qui, insérées dans l’Oiseau et dans l’Insecte, semblent un pastel de Latour égaré dans une collection de Delacroix. D’un autre côté, Michelet s’est plu à reconnaître dans son testament la part que sa femme avait prise à la préparation de ses œuvres, par ses lectures, par ses extraits, par la correction des épreuves ; mais je suis persuadé que cette collaboration a été poussée beaucoup plus loin encore, et qu’à chaque phrase, à chaque ligne, elle se fait sentir. L’anecdote classique du joueur de flûte qui, placé derrière l’orateur ancien, lui apprenait à régler sur les accords de son instrument les éclats d’une voix trop puissante, me paraît en exprimer à merveille le procédé. A l’influence patiente d’une nature plus finement organisée que la sienne, Michelet doit d’avoir fait montre dans l’Oiseau et dans l’Insecte d’une qualité qui lui faisait absolument défaut, et qui est cependant le complément indispensable du génie : le goût. J’aime à me figurer cette influence attentive s’exerçant à chaque minute, ici effaçant un mot, là suggérant une épithète, ailleurs adoucissant les couleurs d’un tableau trop éclatant, ailleurs encore ajoutant d’un pinceau discret quelques-unes de ces demi-teintes que l’œil d’une femme peut seul apercevoir. Qu’est-il donc arrivé, et d’où vient que dans la Mer et la Montagne Michelet le naturaliste est envahi de