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monotone, sauf le passage de quelques barques lointaines. Le travail m’était interdit ; pour la première fois depuis trente ans j’étais séparé de ma plume, sorti de la vie d’encre et de papier dont j’avais toujours vécu. Cette halte, que je croyais stérile, me fut féconde en réalité. Je regardai, j’observai. Des voix inconnues s’éveillèrent en moi. »

De nouveau cependant il dut partir. Le bleu du ciel, le vert des arbres, étaient trop immuables, la vie animée était trop rare ; au silencieux feuillage des sombres jardins d’orangers, il demandait en vain l’oiseau des bois. Cette fois ce fut vers le nord que le couple inconstant reprit son vol. Il s’arrêta au cap de la Hève, sous les vieux ormes qui le dominent, au sommet de la grande falaise de 300 ou 400 pieds qui regarde de si haut la vaste embouchure de la Seine, le Calvados et l’Océan. « Nous y parlions volontiers de destinée, de providence, de mort, de vie à venir. Moi, qui ai droit de mourir par l’âge et les travaux ; elle, le front déjà incliné par les épreuves d’enfance et par la sagesse avant l’heure, nous n’en vivions pas moins de la rajeunissante haleine de cette mère aimée, la nature. Issus d’elle, si loin l’un de l’autre, si unis en elle aujourd’hui, nous aurions voulu fixer ce rare moment de l’existence, « jeter l’ancre sur l’île du temps. »

C’est ainsi, d’étape en étape, des bois de pins de la Bretagne aux côtes rocheuses de la Méditerranée, aux falaises de l’Océan, que Michelet, préparé et attendri par l’amour, est arrivé peu à peu à vivre de cette vie intime avec la nature dont il s’était borné jusque-là à contempler d’un œil rapide les tableaux. C’est par cette lente accoutumance qu’il a appris à connaître les raffinemens de jouissance ou de tristesse de ce sentiment tout moderne qui nous fait associer aux événemens de notre existence les spectacles changeans du monde extérieur. J’ai dit : tout moderne ; peut-être ne faut-il voir en effet dans cette étroite union que nous cherchons à établir entre les mouvemens de notre cœur et les variations de la nature qu’une disposition morbide inconnue de la robuste et saine antiquité. Aux yeux des anciens, la nature n’était que le tableau mobile, mais toujours digne d’une égale admiration, dont la main de l’artiste suprême avait dessiné les merveilles ; ce n’était que le théâtre inconscient où se déploie l’activité humaine, où se joue le drame de la vie. Ne demandez pas à Hésiode s’il y a dans la splendeur même de l’été et dans l’immobilité de ses journées brûlantes quelque chose qui contraste avec l’agitation de nos cœurs et qui accable l’homme sans l’apaiser. Pour lui, « l’été, c’est la saison où s’épanouit la fleur du chardon, où la cigale chanteuse, assise sur un buisson et agitant ses ailes, répète son refrain perçant, où les chèvres sont grasses et le vin délicieux ;… c’est la saison où l’homme, assis