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« Que je te sens ma fille, » lui disait-il alors en la serrant dans ses bras. L’éducation de l’enfant n’en demeurait pas moins rude. Ses irrégularités de travail lui valaient « des paroles sévères, mêlées d’argumens plus vifs qui n’étaient point de son goût. Sa petite personne déjà fière entrait alors en vraie révolte ; point de pleurs cependant, elle y mettait son effort. » L’amour-propre n’était pas plus épargné que le corps. « Ma princesse sera laide, disait son père, mais elle sera intelligente. » La nature était riche en effet et pleine de promesses. De son père, elle avait « les échappées heureuses, les gaîtés soudaines, l’étincelle du midi ; de sa mère, le sérieux, les mélancolies et les énergies soutenues du nord. » Toutefois le développement de cette nature fut lent et douloureux. Je ne la suivrai pas à travers les premières amours, les premiers rêves et les premières douleurs de l’enfance jusqu’au jour des vraies douleurs, le jour où elle vit le départ d’un père adoré qui ne devait pas revenir, le jour où la petite maison, « basse comme un nid et tapie sous les ombres, passa entre les mains d’un acquéreur qui ne respecta rien, ni les poiriers centenaires, ni les grands chênes, ni les ombrages de l’étang, et laissa la demeure abandonnée, nue, sans voiles, sous la lumière dure et ardente du midi. » Le livre charmant que tout le monde a lu et dont j’ai extrait ces souvenirs se termine par le récit de ce premier déchirement. Les mémoires de l’enfant s’arrêtent à quatorze ans. Ceux de la jeune fille n’ont jamais été écrits. Quelques lignes résument brièvement ailleurs ces années rapides où se forment cependant l’esprit et le cœur de la femme blessée pour toujours : le départ du toit paternel et du foyer des jeunes ans, les douces amitiés de l’enfance disparues ; le séjour solitaire au bord de l’Océan « dont la vague qui se brise d’Amérique en Europe lui répétait la mort de son père, et dont les blancs oiseaux de mer semblaient lui dire : Nous l’avons vu ; » le départ pour le nord, la vie sous un ciel hostile, où la terre est six mois en deuil ; la santé défaillante, l’imagination éteinte ; puis le retour en France, les soins affectueux, enfin un mariage où l’orpheline retrouva « le cœur et les bras paternels. »

J’éprouve même quelque scrupule à rapporter ici ce que je me suis laissé raconter. Ce mariage aurait été précédé d’un long échange de lettres, dont du fond de l’Allemagne la jeune fille aurait donné le premier signal, et le talent de l’écrivain aurait commencé par captiver l’imagination de celle qui devait donner un jour son cœur à l’homme. Je respecte profondément en effet le sentiment qui a dicté à l’auteur des Mémoires d’un enfant cette réserve, dont le biographe de Michelet pourrait être tenté de se plaindre. Je ne connais rien de déplaisant comme les productions de cette littérature conjugale dont nous inondent, depuis quelque temps, des femmes qui racontent leurs maris, ou des maris qui racontent leurs femmes.