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s’inspire, cette musique a ses voiles qu’il faut savoir soulever, et alors que de beautés d’ordre purement technique, de merveilles vous découvrez qui vous avaient échappé, saisi que vous fûtes d’abord par l’ivresse de ces mélodies, l’impulsion de ces rhythmes, irrésistibles courans dramatiques qui se croisent à l’extérieur ! N’allons pas croire cependant que tout le monde soit content. L’homme est un animal fort bizarre et généralement grand ennemi de ses plaisirs. Personne n’ignore dans quel discrédit était tombé naguère l’ancien opéra italien. Eh bien ! il suffit qu’un musicien de génie se rencontre et fasse résolument acte de souveraine et radicale régénération, pour qu’à l’instant mille partisans vrais ou faux du passé dressent l’oreille et protestent au nom de la routine. Voyez-les se démener, tous ces malveillans déguisés en voltigeurs du donizettisme. Écoutez-les demander qu’on les ramène aux platitudes du passé : « Et la cavatine, monsieur, qu’en faites-vous ? Que faites-vous du canto spianato, si cher au divin Rubini, de ce bel canto italiano che nell’ anima si sente ? Oh ! la Niobe de Pacini, la Vestale de Mercadante, qui nous les rendra, qui nous rendra Mme Fodor et la Pisaroni ! » J’entends autour de moi nombre d’honnêtes gens s’écrier : C’est du Wagner ! Rien de moins juste. Verdi, en s’efforçant de se rapprocher d’un idéal plus haut, en mettant au service de cet idéal toutes les ressources de la science moderne, n’entend pas se convertir aux théories du mystagogue de Baireuth, et, la preuve, c’est qu’il reste à travers tout, dans Aïda, le mélodiste que nous connaissions. Loin de rompre avec sa mélodie, — on ne rompt pas avec la mélodie, c’est elle qui nous plante là, — il se contente d’en agrandir le caractère et de la dégager des élémens vulgaires qui jadis avaient pu contribuer à sa popularité. Quand on a, comme le maître qui nous occupe, l’avantage de s’appuyer sur une technique traditionnelle aussi puissante que celle de l’école italienne, on n’abandonne point de gaîté de cœur une semblable position. Je prends pour exemple le finale du deuxième acte.

Essayons de nous rendre compte de ce morceau monumental. Après une tragédie de palais, — le duo de jalousie entre Amnéris et Aïda, — le finale s’ouvre par une marche triomphale éclairée de fanfares, et quelles fanfares ! deux groupes de trompettes thébaines gigantesques donnant à toute sonnerie ! Là-dessus la marche développe son motif, dont le corps de ballet, pirouettant et gambadant, scande le rhythme. Cependant le théâtre s’emplit d’une foule immense : prêtres, guerriers, prisonniers, peuple, esclaves, tout ce monde émettant ses vœux, lançant vers le ciel ses prières et ses objurgations. Les prisonniers, parmi lesquels se trouve le père d’Aïda, demandent leur grâce, les prêtres la refusent ; Radamês intervient alors, et le roi finit par céder aux instances de son jeune général victorieux. On devine ce que devait amener, comme effet d’ensemble et de projection instrumentale et vocale, un pareil conflit dramatique traité musicalement par un homme qui, dans l’emploi du