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le service de la patrie quand le roi, après de misérables hésitations, eut publié l’Appel à mon peuple ! Ce ne fut point alors une distinction que de s’enrôler : ceux qui restaient étaient l’exception. On ne se demandait point entre étudians : « Sers-tu ? » on disait : « Où vas-tu servir ? » Un étudiant en théologie écrit à son frère, qui vient de s’enrôler comme lui : « Sois pieux, et confie-toi en Dieu. Il faut que l’individu périsse pour que la communauté demeure. Il faut semer ce qui est mortel pour que l’immortel fleurisse ; nous voulons mourir pour la patrie, afin que de nobles fruits sortent de cette noble semence ! » On sent à ces paroles le disciple de Schleiermacher et de Fichte. Ce furent plus que des paroles, car la seule université de Berlin, qui comptait alors 450 étudians, eut beaucoup de blessés et 43 morts dans les guerres de 1814 et de 1815. Elle laissa quelqu’un des siens sur chaque champ de bataille : deux sont ensevelis au pied de la colline de Montmartre. L’université donna une fête funéraire en leur honneur, puis elle célébra les vainqueurs à sa façon : elle honora de ses diplômes de docteur les ministres et les généraux qui avaient le mieux mérité de la chose publique, et parmi eux Blücher, que le peuple appelait le général En avant, et que l’université nomme en son docte langage Germanicœ libertatis vindicem acerrimum, gloriœ borussicœ reciperatorem invictum, felicem, immortatem.

Ainsi l’université de Berlin, comme ses devancières, s’était, en une circonstance solennelle, mêlée à la vie nationale. Depuis, elle a rendu les plus grands services à l’état, qui l’avait fondée dans la misère et le péril. La prédiction de Schleiermacher s’est accomplie à la lettre : Berlin est depuis longtemps la métropole intellectuelle de l’Allemagne protestante. Son université a su appeler à elle les plus illustres savans et les philosophes les plus capables « de changer la pensée » d’une génération et de créer, « une âme nouvelle. » N’oublions pas qu’en Allemagne une transition quasi insensible ayant conduit de la réforme à la philosophie, les philosophies diverses y sont comme des religions qui s’emparent des âmes : Kant est un réformateur comme Luther, et Hegel, qui, en ce siècle, a régné sur l’université de Berlin, fut une sorte d’apôtre. Un très perspicace écrivain allemand a pu dire que 1813 n’aurait pas été possible si Kant n’avait point parlé, ni 1866 si Hegel n’avait fait pénétrer dans les esprits ses doctrines sur l’état, dont est imprégné le grand parti national-libéral et qui justifiaient à l’avance la politique de M. de Bismarck. C’est ainsi qu’entre ses devoirs envers la science pure et ses devoirs envers l’état, l’université berlinoise a trouvé des accommodemens, heureuse si elle ne sacrifiait jamais les premiers aux seconds, comme a semblé l’en louer, dans son