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de Kœnigsberg tiraient leurs montres et les réglaient, si elles ne marquaient pas deux heures et demie. Pourtant cet homme fut un révolutionnaire, et Heine, dans le livre De l’Allemagne, où il s’évertue à nous faire comprendre son pays avec le doute visible que nous y puissions parvenir, invente une étrange histoire pour nous expliquer comment une révolution a pu être faite par un professeur. Il conte qu’un mécanicien anglais fabriqua un jour un merveilleux automate à figure humaine, marchant, parlant, et auquel il ne manquait qu’une âme : l’automate voulut avoir cette âme, et il la réclama si impérieusement, de nuit et de jour, que le pauvre mécanicien obsédé s’enfuit sur le continent ; la machine l’y suivit, et, quand elle l’eut rejoint, grinça tristement à son oreille ces paroles : give me a soul, donne-moi une âme ! « C’est une chose douloureuse, ajoute Heine, quand les corps que nous avons créés nous demandent une âme ; mais une chose plus affreuse, plus terrible, c’est d’avoir créé une âme et de l’entendre vous demander un corps et vous poursuivre de ce désir… La pensée que nous avons fait naître dans notre esprit est une de ces âmes, et elle ne nous laisse de repos que nous ne lui ayons donné un corps. La pensée veut devenir action ! » Or Emmanuel Kant avait fait naître en ses disciples une âme nouvelle qui cherchait un corps, et une pensée qui devint action, le jour même où l’état du grand Frédéric sembla réduit à néant, car ce furent les disciples de Kant qui entreprirent alors de relever la monarchie prussienne. Le maître avait dévoilé les misères de la raison spéculative, mais en même temps il avait démontré que nous avons la pleine possession de nos actes ; plus il avait fait l’intelligence petite, plus il avait grandi la volonté : les disciples, hommes d’état et philosophes, pensèrent que la Prusse, œuvre compromise de l’intelligence politique, devait être relevée par l’action et par la volonté. Les hommes d’état proclamèrent que, pour fortifier la communauté, il fallait affranchir les forces individuelles, et, dans la loi bienfaisante du 9 octobre 1807 « sur le libre usage de la propriété,  » ils écrivirent « qu’il est conforme aux éternelles lois de justice et aux principes d’un état bien ordonné, d’écarter les obstacles qui avaient empêché jusque-là l’individu de déployer ses forces à la recherche de l’aisance. » Les philosophes, habitués à contempler l’éternel et l’immuable, ne se sentirent pas atteints par l’accident, si terrible qu’il fût, d’une bataille perdue. Il y a, dirent-ils, des biens hors de la portée de Napoléon lui-même, et qui sont la foi, la science et la tradition du passé. Il fallait seulement rendre la foi plus active, la littérature plus populaire, et confier à la science le renouvellement de l’esprit par l’éducation. Ainsi fut conçu par des métaphysiciens de l’école de Kant le projet de