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sa cour, des grosses dépenses que j’ai faites pour mon armée et pour la défense du pays. Sous les armes et au bruit des trompettes, j’ai ouvert aux muses ce libre asile, car ce sont les sciences qui font de l’homme un homme et lui donnent une patrie sur cette terre. » Il voulut être recteur honoraire de l’université nouvelle. Singulière alliance du militarisme et de la pédagogie ! Avant le « roi sergent,  » la Prusse a été gouvernée par le roi recteur.

On ferait preuve assurément de naïveté grande à croire que les Hohenzollern fussent enflammés d’un amour tout désintéressé pour « la science qui fait l’homme ; » au vrai, ils attendaient d’elle qu’elle fît des Prussiens. Il leur importait médiocrement qu’elle donnât à l’homme « une patrie sur terre,  » pourvu qu’elle les aidât à faire plus grande la patrie prussienne, et l’on a toujours compté à Berlin exercer, à l’aide des universités, une attraction continue sur les petits états qui en étaient déshérités ; mais, quel que soit le mobile, le fait ne laisse pas de nous intéresser. Au lendemain de l’acquisition d’une province, nos rois avaient coutume de créer un parlement qui portât aux extrémités du royaume la tradition monarchique formée au centre : après chaque conquête, les Hohenzollern créent une université. N’ont-ils pas en ce siècle-ci fondé celle de Bonn après l’acquisition des provinces rhénanes, et de nos jours, celle de Strasbourg après que nous avons perdu l’Alsace-Lorraine ? Le fait se répète si souvent qu’on ne saurait pas ne point l’attribuer à la volonté réfléchie d’obtenir des esprits, par un commun système d’éducation, l’obéissance à la loi commune.

En 1807, il ne s’agissait pas de faire la conquête morale d’une province nouvelle : la monarchie mutilée se repliait sur elle-même et rassemblait ses forces pour un combat suprême dont on ne savait pas le jour, mais qui était prévu par tout le monde. Ce que voulait le roi de Prusse, c’était, comme disait alors un des futurs professeurs de l’université, « accroître par l’éducation la force de résistance des âmes allemandes, dans la même mesure que croissait l’oppression. » Cette foi en la puissance des idées est assurément très remarquable ; mais comment ne l’aurait-on pas elle en Prusse, en 1807, au moment où la réalité de cette puissance était attestée par des faits éclatans ? Certes, si une philosophie paraît préoccupée de pures idées, c’est celle de Kant ; si un philosophe ressemble peu aux philosophes ses contemporains qui, de ce côté du Rhin, s’étaient dès l’abord jetés dans la mêlée politique et mesurés contre des réalités, c’est le modeste penseur universitaire, si calme, si régulier dans sa vie, dit Henri Heine, qu’en le voyant sortir de chez lui, suivi de son fidèle serviteur, et se diriger vers « l’allée du philosophe » pour la remonter et la redescendre dix fois, les bourgeois