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aussi ancienne, aussi illustre qu’aucune, et prise dans son ensemble est aussi civilisée, aussi éclairée qu’aucune en Europe, une noblesse la plus ouverte de toutes, la plus dégagée de préjugés, la plus exempte de morgue ou d’esprit de caste, et en même temps la plus bariolée et mêlée, la plus dépourvue de traditions, la plus dénuée de vie commune et d’esprit de corps. À ce dvorianstvo sans homogénéité ni cohérence manquent les qualités de même que les défauts des aristocraties. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Peu importe : c’est un fait ; le reste n’a qu’un intérêt spéculatif. Il n’existe point d’aristocratie en Russie, il s’y rencontre seulement comme partout des aristocrates de tempérament, de mœurs, de mode, et aussi ce qu’on pourrait appeler des aristocrates de raison ou de conviction. En Russie comme ailleurs, il y a des hommes pour qui une base hiérarchique est le seul fondement solide des sociétés. On entend dire, dans un certain milieu, qu’une aristocratie est aussi nécessaire au corps social que les os au corps humain, qu’il faut chez un peuple des rangs marqués, des échelons gradués, des positions stables placées au-dessus des hasards de la fortune et de la concurrence ; on entend dire que pour une monarchie héréditaire le meilleur appui est une classe privilégiée héréditaire. Un tel langage est toujours sûr de trouver quelque écho dans les palais ou à la cour, là où, à défaut d’une aristocratie réelle, il reste une aristocratie d’habit et de manières. Dans toutes ces idées il peut y avoir une part de vérité. Il n’est point douteux que là où existe encore une puissante classe privilégiée, ce ne soit un élément de stabilité ; mais, pour servir à une société de charpente et comme d’ossature, il faut qu’une aristocratie ait en elle-même la force de porter le corps social et de le tenir debout. Ni une nation, ni un trône ne se peuvent appuyer sur des supports qui n’ont de force que celle qu’ils reçoivent du trône ou d’une constitution. En Russie, les hommes qui représentent la noblesse comme le soutien naturel de la monarchie, commettent en outre une méprise d’un genre particulier : ils se trompent sur la nature de la puissance souveraine en même temps que sur le caractère de la noblesse dans leur pays. Entre le dvorianstvo et le tsarisme, il n’a jamais existé d’autre lien que le lien du service, il n’y a jamais eu d’intimité, d’affinité ou de parenté, comme ailleurs entre le souverain et la noblesse. La théorie ou la fiction du roi, premier gentilhomme du royaume, est absolument étrangère aux mœurs comme aux traditions russes. Le tsar n’appartient en propre à aucun ordre de l’état, il n’est ni noble, ni bourgeois, ni citadin, ni rural. L’autocratie s’est toujours tenue en dehors et au-dessus de toutes les classes ; c’est là un des motifs historiques de sa force et de sa popularité ;